Santé, culture et développement

Temps de lecture : 4 mn.

Entretien réalisé par Christian Couturier et Claire Pontais.

Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM, Directeur du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD) répond à la question suivante :

Depuis quelques années, l’institution pédagogique a répertorié officiellement des « activités d’entretien et de développement personnel », parmi l’ensemble des activités physiques enseignées en EPS en lycée. Cette appellation nous pose un double problème : d’une part la notion d’entretien renvoie à une certaine conception du corps et de la santé, et d’autre part la notion de développement semble devenir ainsi la propriété de ce type d’activité. Que peut nous dire le psychologue sur la question ?


Ma première réflexion porte sur la santé. Canguilhem dit la chose suivante qui me paraît appropriée : « je me porte bien lorsque je porte la responsabilité de mes actes, lorsque je porte des choses à l’existence, lorsque je crée entre les choses des liens qui ne leur viendraient pas sans moi »1. Autrement dit, la santé ne n’est pas que le fonctionnement de l’organisme, ce n’est pas l’entretien de la « machine » corporelle. La santé est liée au développement du sujet parce que c’est la contribution du sujet à une histoire qui n’est pas que la sienne. L’action sur le milieu est ici déterminante pour le sujet lui-même. Par exemple dans le monde du travail, la santé est très attaquée car la surenchère de prescriptions empêche les sujets d’agir sur leur milieu professionnel. De plus en plus de travailleurs « en font une maladie ». C’est que l’homme n’est pas fait pour vivre dans un milieu, contrairement à l’animal, il doit pouvoir fabriquer du milieu pour vivre. Il y a donc un lien très fort entre santé et créativité ! Ce qu’il faut entretenir pour entretenir la santé, c’est la créativité.
Etre en bonne santé, c’est donc pouvoir « re-créer du milieu ». La santé est du coup un phénomène éminemment culturel. Il faudrait se départir de la prégnance de la conception organique de la santé. La santé c’est la culture, et la culture non pas réduite à un patrimoine à « apprendre » mais vue comme l’activité que je peux ou pas déployer sur les œuvres, et avec elles, pour vivre avec les autres. Quand on est contraint à seulement vivre dans son milieu, on ne fait le plus souvent qu’y survivre. Il faut avoir une conception forte de l’activité : il s’agit d’affecter son milieu par une initiative qui le transforme en monde !
Dans cette perspective, la finalité peut légitimement être le développement de la personne. Mais il faut bien avoir en tête que le sujet n’est pas sujet au départ. Il devient sujet, « unique en son genre » qu’à la fin. Comme le montre Vygotski, le sujet est « personne » lorsqu’il a fait siennes les conditions sociales de son existence, lorsqu’il les a refaites. Le sujet singulier, c’est la forme supérieure du social. Autrement dit la personne est une construction individuelle et sociale où en quelque sorte l’individu a « digéré » le social.
Le développement de la personne est donc un enjeu central. Mais là encore il faut renverser l’image classique du développement. Le développement n’est pas la gestion d’un stock de compétences, de capacités qu’on emmagasinerait. Paradoxalement le développement a à voir avec l’inaccompli : ce que l’on sait faire est inséparable de ce que l’on pourrait devenir et de ce qui est défendable à ses propres yeux . Se développer c’est générer du possible et pouvoir s’en saisir avec les autres, contre les autres et au-delà des autres. Le rapport entre l’individu et le collectif est ici assez décisif car découvrir des possibilités souvent insoupçonnées n’est réalisable qu’au travers des autres et avec les autres. C’est à leur contact qu’on trouve son propre « répondant » et qu’on peut se mesurer à soi-même. C’est tout le problème de la performance sportive, par exemple. Elle n’appartient à personne, échappe à chacun mais chacun peut justement s’y mesurer comme un instrument collectif pour développer son activité propre. Extérieure, elle est pourtant le moyen dont chacun peut disposer pour donner sa pleine mesure intérieure.
On voit que santé, culture, développement sont fortement liés à la création et à la récréation. De ce point de vue, il faut différencier apprentissage et développement. Se développer c’est vraiment transformer une situation vécue en moyen d’en vivre une autre. Quelqu’un d’accompli, c’est quelqu’un qui a éprouvé à quel point il est inaccompli.
On oppose beaucoup trop l ‘individu et le collectif. Ceux qui sont les plus capables d’être seuls sont souvent ceux qui ont « fait le tour » des nombreux collectifs qui vivent en eux et avec lesquels ils peuvent justement « prendre des libertés », aux deux sens du terme. Le plus important c’est peut-être que le collectif puisse vivre en chaque individu pour élargir sa palette cognitive et subjective. Pour cela les controverses et les conflits de la vie collective restent une ressource majeure. L’hétérogénéité du collectif de travail, l’entretien de sa conflictualité permet de ne pas tricher avec le réel. Tout notre travail depuis plus de 15 ans l’atteste. C’est là une source décisive pour le développement de chacun-e, lequel développement personnel est alors, dans ce qu’il a d’unique et d’indéterminé, de nécessaire et d’imprédictible, une ressource inégalable pour le développement de la vie sociale et collective.

Cet article a été publié dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne – octobre 2009