Sexe et genre, quels rapports nature-culture ?

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D’où vient le concept de « genre » ? Qu’ont apporté les « études de genre » sur le rapport nature/culture ? Christine Détrez, enseignante-chercheuse à l’ENS de Lyon, spécialiste en sociologie de la culture et du genre nous apporte des réponses éclairantes.

D’où vient le concept de « genre » ?

-215.jpgEn France, le terme genre est apparu sur la scène publique et médiatique au début des années 2010, avec son introduction dans les manuels de SVT de première et les débats autour de la loi sur « le mariage pour tous ». Les opposant.e.s ont alors véhiculé l’idée que la notion de « genre » avait été importée des États-Unis de façon très récente, sans aucune réflexion ni appropriation par les sciences sociales françaises. Or, les travaux sur les différences et les inégalités liées à ce qu’on appelle aujourd’hui le genre sont antérieurs à l’utilisation du terme genre. à partir des années 1970 par exemple, la pensée féministe matérialiste française, dont l’une des grandes figures est Christine Delphy  [[C. Delphy, L’ennemi principal, 2 tomes, Syllepse, 1997 et 2001.
]] analyse les mécanismes de domination des hommes sur les femmes en employant les expressions « rapports sociaux de sexe » et « patriarcat ». En France, on a longtemps travaillé sur les inégalités femmes-hommes et la construction sociale des identités et des hiérarchies sexuées sans utiliser le mot genre. La polysémie du mot genre en français – il est une notion grammaticale, une notion littéraire et prend aussi le sens de « style » – a été à la fois une aide et un obstacle à son introduction dans le sens de gender [[Joan Scott, « Le genre est un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir » («Gender: A Useful Category of Historical Analysis», 1986, dans Les Cahiers du GRIF, Vol. 37, n°1, 1988).]].

Aux États-Unis, en revanche, et dans les sciences sociales anglo-saxonnes, le terme gender a été utilisé beaucoup plus tôt. En anthropologie, Margaret Mead (1935) avait déjà mis en évidence le caractère culturel et socialement construit des attitudes corporelles, des tempéraments ou des rôles assignés aux individus de chacun des sexes, mais elle n’avait pas forgé le concept de genre. Après ce «moment psychiatrique», le terme genre a été approprié par les sociologues et les historiennes féministes, pour conceptualiser les différences et les rapports sociaux entre les deux sexes. Il a alors pris le sens que l’on connaît de construction sociale et culturelle de la féminité et de la masculinité à partir du sexe – tandis que le sexe renvoie aux différences biologiques entre hommes et femmes – avec l’idée que cette construction est organisée dans un rapport de hiérarchie et de pouvoir. Cependant cette définition est aujourd’hui elle-même datée.

Qu’ont apporté les « études de genre » sur le rapport nature/culture ?

On parle d’« études de genre » plutôt que des sociologies du genre, car il est difficile d’isoler sociologie, histoire, philosophie, psychanalyse… dans l’ensemble de ce champ de recherche.

La première étape a consisté, à distinguer le genre du sexe : le sexe, c’est la biologie, les organes génitaux ; le genre c’est ce que la société fait à des corps qui sont biologiquement définis pour en faire des petites filles ou des petits garçons, des femmes ou des hommes, adaptés à la société en question. Cette définition « classique » du concept de genre, encore largement dominante, qui a été théorisée en sociologie par Joan Scott et en philosophie par Simone de Beauvoir, a été extrêmement utile, car elle a permis de dénaturaliser les différences femmes-hommes : ça n’est pas naturel qu’une fille soit douce, calme et sensible et qu’un garçon soit vif, énergique et ambitieux, c’est le produit d’une socialisation qui fabrique, dès leur plus jeune âge, des individus masculins ou féminins. L’intérêt de la définition classique était aussi qu’elle supposait un rapport de pouvoir : les catégories « masculin » et « féminin » sont construites dans une hiérarchie.
Mais cette définition posait problème. Elle part du sexe, donc de catégories naturelles, pour penser ensuite le genre, ce qui induit l’idée que la biologie n’a pas à être contextualisée, qu’elle est en dehors de toute analyse sociologique. Christine Delphy retourne la définition : selon elle, « le genre précède le sexe » et non l’inverse. Elle veut dire par là que, biologiquement, tous les individus ne peuvent être classés seulement dans deux catégories séparées, étanches, mâle ou femelle, mais que c’est parce qu’on pense en termes binaires les différences sexuées qu’on a un dualisme biologique. Quand elle parle des « cinq sexes » (elle reviendra ensuite sur ce chiffre, en arguant plutôt pour un continuum), la biologiste américaine Anne Fausto-Sterling [[ A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, La Découverte, «Genre & Sexualité», 2012 ]] affirme dans le même sens qu’on ne peut réduire l’identité sexuelle des humains à XX et XY. à partir de l’observation des gonades, des chromosomes ou des hormones, la science occidentale a construit l’identité sexuelle comme une dichotomie, elle a fait rentrer des critères biologiques variés dans deux catégories seulement, homme et femme. Mais il existe d’autres cas qui ne coïncident pas avec cette mise en deux cases (les intersexués). On va ainsi lire tous les corps selon la norme sociale du genre, à savoir une bicatégorisation des sexes hiérarchisée : cerveau rose-cerveau bleu, XX-XY, œstrogènes-testostérone, etc. Cette nouvelle approche du genre, en invitant à explorer la part de social et de construit dans le naturel, remet en question la séparation entre la nature d’un côté et la culture et le social de l’autre.

En quoi ce modèle des deux sexes participe-t-il à la construction de la norme de l’hétérosexualité et à la définition des rôles et places bien définis des hommes et des femmes dans la société ?

Quand on pense d’abord le genre et ensuite le sexe, on comprend mieux comment se construit le modèle « différent et complémentaire » que l’on retrouve dans quasiment tous les livres de biologie destinés aux enfants. Dès lors qu’on lit les corps à travers nos deux catégories binaires et hiérarchisées, il parait évident qu’ils ne peuvent s’emboîter que d’une seule façon, alors qu’en réalité ils pourraient s’emboîter de plein d’autres façons différentes. C’est parce que l’on pense d’abord complémentarité des sexes et reproduction que l’hétérosexualité va s’imposer comme « naturelle », à renfort d’évidences biologiques chez les humains ou souvent chez les animaux (mais c’est toujours l’exemple qui conforte la théorie qui est choisi). Il faut donc arrêter de toujours penser « deux sexes » alors que les biologistes comptent justement au-delà de deux. Loin du modèle unique des deux sexes, on trouve des espèces qui changent de sexe selon la nécessité de l’entourage, des formes de reproduction asexuées, des femelles qui dévorent leur portée, etc.

Même dans les livres pour enfants, la façon dont la procréation est racontée repose toujours sur cette idée de « valence différentielle des sexes » selon l’expression de Françoise Héritier (1996). La reproduction est décrite à travers le « sleeping beauty myth », le mythe de la belle au bois dormant. Comme la princesse endormie et le prince courageux, l’ovule attend passivement et immobile d’être réveillé par un spermatozoïde conquérant et dynamique qui parviendra à le féconder au terme d’une compétition acharnée ! Or cette mise en scène de la procréation, inspirée par des stéréotypes genrés, n’est absolument pas fondée scientifiquement. Là encore ce sont des constructions sociales qui deviennent des modèles explicatifs biologiques.

Malgré ces études, des conceptions naturalisantes semblent retrouver une certaine force dans la société actuelle (famille, filiation, sport…). Comment l’expliquer ?

Historiquement, le recours aux arguments biologiques a été un moyen d’assigner les femmes à une place spécifique, de les empêcher d’accéder à certains droits ou à certaines positions sociales. La philosophe Geneviève Fraisse explique comment, à la Révolution française, on est passé de la théorie du sexe unique au différentialisme sexuel, afin de freiner la montée des aspirations au changement social [[ G. Fraisse, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, Folio-Gallimard, 1995.]]. Une paléoanthropologue et une généticienne [[ E. Peyre et J.Wiels, «Le sexe par défaut», in, Qu’est-ce que le genre ?, Payot, 2014.]] expliquent comment toutes les parties du corps humain (squelette, cerveau, hormones) ont été interprétées en termes féminin ou masculin. Les différences de nature entre hommes et femmes ont ensuite été hiérarchisées et ont servi à justifier l’exclusion des femmes de la citoyenneté ou de l’éducation secondaire. Dès que les femmes se sont mises à s’instruire, à écrire ou à faire de la politique, les explications médicales sont revenues en force, disant que cela risquait de tarir leur lait, que leur constitution fragile n’était pas compatible avec une activité cérébrale sérieuse ou que leur cerveau moins lourd était la preuve de leur infériorité intellectuelle. Le même type de raisonnement a été déployé pour freiner les prétentions créatrices et artistiques des femmes [[C. Détrez, Les femmes peuvent-elles être de Grands Hommes ? Sur l’effacement des femmes de l’histoire, des arts et des sciences, Belin, coll. «Égale à égal», 2016.]].

Le discours médical et scientifique a été un des éléments pour légitimer l’exclusion des femmes, à côté des arguments moraux et des lois qui leur ont longtemps fermé l’accès aux universités et aux académies. De nos jours, personne n’oserait plus dire que les femmes ne peuvent être des génies en raison de leur nature. Pourtant, lorsque certaines d’entre elles voient leur talent reconnu et accèdent à la notoriété, on insiste très souvent sur leurs « qualités féminines », et non leurs qualités ou compétences tout court, ce qui suppose toujours une différence d’ordre naturel entre hommes et femmes.

Peut-on, pour autant, dire que les études de genre et la biologie sont en opposition, que la pensée sociologique exclut toute réalité biologique ?

La recherche scientifique, en biologie comme en sociologie, est encastrée dans une époque avec des idéologies qui tendent à orienter la présentation des résultats scientifiques. Par exemple, Odile Fillod fait une analyse critique très intéressante [[O. Fillod, «Sexes, mensonges et vidéo : Baron-Cohen et le modèle norvégien»,2013.]], à la fois sur le plan scientifique et médiatique, de cette fameuse expérience, censée démontrer la part d’inné dans les différences de comportement entre filles et garçons, où l’on observe la réaction de nouveaux nés lorsqu’on leur propose soit des visages, soit des mobiles mécaniques. Elle constate des glissements dans la présentation des conclusions de cette expérience, au fur et à mesure de leur diffusion auprès du grand public. Alors que l’étude montrait que davantage de garçons que de filles avaient regardé plus longtemps les mobiles que les visages, mais que la majorité d’entre eux n’avaient pas manifesté de préférence pour les mobiles, dans les articles de vulgarisation, cela devient « les garçons passent plus de temps à regarder les mobiles » ou « les garçons sont plus attirés par des objets mobiles ».

Sur le fond même de la question, Anne Fausto-Sterling, comme Christine Delphy, affirment que, loin de nier les différences biologiques et la matérialité des corps, la réflexion sur le genre cherche au contraire à redonner plus de variété et de complexité aux corps, en évitant de les réduire à une seule opposition binaire qui dirait que tout est bleu ou rose dans mon corps parce que je suis homme ou femme.

Dans ce sens, les travaux de la neurobiologiste Catherine Vidal sur le cerveau [[C. Vidal, Nos cerveaux, tous pareils, tous différents, Belin, coll. «Égale à égal», 2015.]] relativisent les différences entre hommes et femmes et insistent sur l’importance de la plasticité cérébrale, son évolution en fonction de l’environnement et des expériences vécues par l’individu. D’une part, si l’on mène des expériences à grande échelle, on constate que les différences existant entre les cerveaux de personnes de même sexe sont bien plus importantes que celles observées entre hommes et femmes. D’autre part, à la naissance, les cerveaux des bébés filles et des bébés garçons sont strictement identiques au plan du fonctionnement cognitif et sensoriel, les différences apparaissent après, lors des interactions de l’enfant avec son environnement social. La socialisation modifie donc les aptitudes cérébrales, un fait ignoré par les nombreuses études, relayées par les médias, voulant montrer que « le cerveau a un sexe ».

Prendre en compte les interactions entre le biologique et le social ou le culturel ne signifie pas rejeter la réalité des phénomènes biologiques. Quand la sociologue Isabelle Baszanger travaille sur la douleur, elle ne nie pas le phénomène physique de transmission de la douleur par les nerfs. Quand l’historien Alain Corbin étudie les odorats, il ne nie pas le phénomène chimique de transmission par des molécules. Mais l’environnement social donne des grilles culturelles qui permettent de coder ou de décoder de manière différente et qui varient dans le temps et dans l’espace, ce qui explique qu’une même odeur puisse être perçue comme mauvaise ou pas selon le moment historique ou la société dans laquelle on vit. Pour le genre c’est pareil, mais on accepte plus difficilement que les différences de cerveaux entre les sexes puissent résulter de l’influence sociale.

Texte issu, avec accord et vérification de l’auteure, d’un entretien paru sur le site de l’ENS de Lyon

Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018