Le questionnement sur soi au badminton

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Pour apprendre il ne faut pas seulement résoudre des problèmes liés à une situation de jeu, il faut les reconstruire.
Cela passe par l’élaboration d’un projet de jeu, se rendre compte de ce qu’on fait, identifier ses difficultés, prendre des nouveaux indices pour transformer son comportement de départ.

Erick Pontais propose à ses élèves de première L, d’analyser leur pratique grâce à une fiche-navette et un questionnement dans la perspective de devenir leur propre entraîneur.


J’interviens là dans une clas­se de filles de première L, peu sportives, avec faible engagement physique et une tendance à privilégier la dimen­sion conviviale. Leur relation a priori à l’égard de mes cours d’EPS est conciliante, à défaut de manifester spontanément un enthousiasme débordant.

Le but est donc d’abord qu’elles s’engagent et jouent. La proposition de fiches navettes vise l’analyse de sa pratique dans une perspective de responsabilisation. Ces élèves possèdent une bonne maîtrise de l’expression écrite, ce qui rend l’exercice faisable.

Leur niveau de jeu est observé dans un tournoi en montantes-des­cendantes. Il est assez homogène. C’est un jeu statique caractérisé par la continuité de l’échange. L’objectif est donc de passer à un jeu de rup­ture de l’échange, organisé par la cible défendue que constitue le camp adverse. Passer d’un jeu réactif à un jeu d’anticipation. D’un jeu a priori à un jeu prenant en compte les actions de l’adversaire.

La situation de pratique scolaire [[A. Le Bas. (1998) La situation de pratique scolaire en EPS. Actes du colloque interna­tional Recherche(s) et formation, IUFM. Grenoble.]]

Ce match avec contraintes est propo­sé pour permettre aux élèves à la fois de s’engager pleinement dans le jeu d’opposition et d’être explicitement confrontées au problème du bad­minton (recherche de la rupture). Cette situation est stable pendant toute la durée du cycle.

  • Le match, 1 contre 1, se dispute en 21 points en comptage continu pour donner suffisamment de temps et pour harmoniser les durées des ren­contres.
  • On marque un point si l’adversaire rate son renvoi, trois points si on réussit son attaque lors des deux pre­miers renvois. Cette règle veut valori­ser la recherche active de la victoire plutôt qu’attendre la faute de l’autre. Elle agit aussi sur la concentration des joueurs : attention, il ne faut pas se lais­ser battre tout de suite, ça coûte cher.
  • Quatre joueuses par terrain, cha­cune rencontrant les trois autres. Un arbitre et un observateur qui compte le nombre de fois où la joueuse aura marqué trois points dans chaque match.
  • Service alternatif tous les cinq points pour que chaque joueur vive les mêmes situations (ne pas tout perdre ou gagner sur le service).

Une situation dérivée

Une seule situation dérivée, proche de la situation de pratique scolaire, mais plus contraignante, a été propo­sée quand toutes les élèves ont été capables d’annoncer qu’elles pre­naient en compte la position de leur adversaire en jeu (6e séance). Cette situation déséquilibre volontairement une des deux joueuses en l’obligeant, après sa frappe, à toucher avec sa raquette soit le filet, soit la bande laté­rale de jeu en double.

  • Le service est alterné tous les dix points.
  • L’objectif est de marquer sept points au minimum face à l’adversai­re déséquilibré.

La contrainte de déplacement est censée générer de nouvelles prises d’informations pour celle qui y est soumise, et dans le même temps une modification du rapport au jeu de la part de celle qui est contrain­te, rendant ainsi plus apparents les éléments constitutifs du problème à construire pour l’une et pour l’autre. La situation de match n’a pas changé durant le cycle. Ce qui a changé, c’est le questionnement des élèves, grâce à une fiche-navette.

Des fiches-navettes qui questionnent son activité

Elles sont distribuées à chaque élève lors de chacune des séances. Elles interrogent les élèves sur leur pra­tique.

Les élèves doivent répondre aux questions mais ont la possibilité d’y déroger (ce qui est en soi révéla­teur d’un rapport au jeu ou à la ques­tion).

Les élèves, compte tenu de l’effectif important et de leur fatigue, ne jouent pas toutes en même temps. Elles ont donc tout le temps néces­saire pour remplir les fiches. Il leur est demandé de faire cet exercice plutôt en deuxième partie de séance. Les fiches sont ramassées à la fin de chacune d’elles.

La première fiche (F1) concerne le projet de jeu : Qu’as-tu fait pour ten­ter de gagner les matchs ?
Ce projet de jeu peut être actualisé à chaque séance.

La deuxième fiche (F2) demande: As-tu modifié ton projet, si oui pourquoi ?
Et se centre sur les difficultés rencon­trées : Quelles difficultés rencontres-tu pour réaliser ton projet de jeu en fonction de l’adversaire ? Et Quelles difficultés rencontres-tu pour réaliser ton projet de jeu en fonction de toi-même ?

La troisième fiche (F3) demande des précisions: Peux-tu préciser ce que tu as déjà écrit concernant l’évolution de ton projet de jeu et tes difficultés ? Et centre l’élève sur les indices qu’elle prend ou ne prend pas: Quels indices (informations, renseigne­ments, etc.) utilises-tu pour mener à bien ton projet de jeu ? Sur le terrain, l’adversaire, toi-même, les trajectoires du volant et/ou les relations entre eux.
Essaie de préciser le moment où tu prends ces informations.

La quatrième fiche (F4) est celle liée à la situation dérivée: Quels indices utilises-tu sur ton action quand tu es déséquilibrée ? Et Quels indices utili­ses-tu sur l’adversaire quand il est déséquilibré ?

La cinquième fiche (F5) concerne les progrès: Penses-tu avoir progressé ? Qu’as-tu transformé ? Qu’est-ce qui t’a fait changer ?

Un outil de problématisation

Les fiches-navettes sont pour moi un outil qui permet un meilleur accès aux représentations que les élèves ont de leurs actions, du jeu. C’est une aide pour la différenciation pédagogique. Elles donnent aussi la possibilité de retravailler hors du présent, aspect non négligeable pour un professeur d’ EPS confronté à un savoir en acte, éphémère. Elles permettent également d’acter les résultats des rencontres.

Du côté de l’élève, il s’agit de l’obliger à se poser les questions qu’il ne se pose pas spontanément, notamment celles portant sur les indices prélevés sur son jeu. Celles qui concernent les difficultés rencontrées reposent sur l’hypothèse que les élèves ne prennent pas en compte si facilement la dimension dialectique de l’affrontement attaquant/défenseur. Le fait de référer les questions à l’ad­versaire ou à soi vise surtout à ouvrir le questionnement individuel. Bien souvent les réponses se mêlent et ce, d’autant plus que la dimension inter­active de l’affrontement semble mieux prise en compte.

Un premier bilan

Pour cette classe, la fiche 1 met en évidence que les élèves ont des réponses a priori pour atteindre la cible adverse. La joueuse décrète d’emblée que varier les frappes, tirer dans les coins par exemple consti­tuent des actions efficaces, indépen­damment de ce que fait l’autre. Leurs premières propositions sont écono­miques au plan énergétique, avec peu d’engagement physique.

Dès la fiche 2, leurs réponses pren­nent en compte la position de l’adversaire (exemple : tirer où l’adversaire n’est pas), ce qui suppo­se de regarder, observer cet adversai­re. La composante informationnelle est forte. Mais ce qui est vrai pour l’adversaire : le faire bouger, ne semble à ce stade pas vrai pour soi. Ce n’est qu’après la fiche 3 que les réponses du type « me replacer », centrées davantage sur elles-mêmes apparaissent. Apparait aussi une composante énergétique forte, ce qui est remarquable pour ces élèves (F3).

Il faut attendre la fiche 4 (prise d’indices dans la situation dérivée) pour que les réponses mettent en relation attaque/ défense, moi/ adversaire, faire des feintes, surprendre).
Non seulement l’adversaire est pris en compte mais, de plus, la joueuse essaie de prévoir ses actions et réactions.
A cette étape il y a une forte composante cognitive qui intègre les autres aspects énergétique et locomoteur.
D’une manière générale, l’attaque prime, la défense apparait après.

La fiche 5 Qu’est ce qui t’as fait changer ? fait apparaitre trois types de réponses: la compétition, l’exercice avec les déplacements, droite/gauche, le jeu de l’adversaire.

Se questionner sur soi s’apprend !

le questionnement sur les difficultés rencontrées aide les élèves à objectiver les résultats de leurs actions ou du but qu’ils se sont fixés, en pointant notamment ce qui est en échec.

Il est en effet plus aisé d’accéder à ce qui ne va pas que d’identifier les raisons de la réussite. C’est une condition pour que chaque élève s’engage dans un processus de transformation.

«  L’EPS ça sert à mieux connaître son corps. ça permet de connaître ses limites, tu vois quand tu faiblis (cross par exemple), tu apprends ce qu’il faut faire pour progresser, ça sert à savoir exploiter ses capacités, à ne pas se sous-estimer ou se sur-estimer. C’est valable pour toutes les activités : l’athlétisme, la course d’orientation (mais là c’est plus mental), le badminton (savoir si tu es capable de lancer loin, est-ce que je prends le risque de faire court, etc.).»
Elève de seconde, pratique régulière sans compétition.

L’autre est déterminant dans la connaissance de soi

Au départ, bien qu’elles soient dans une activité de duel, les élèves n’iden­tifient pas que l’action de l’une a un effet sur l’autre et réciproquement. Ce n’est que progressivement qu’on constate en même temps une bascu­le de l’attaque sur la défense, et une bascule de l’évocation de l’autre vers un discours sur soi.

Ça ne signifie pas qu’il y a abandon du but de l’attaque, mais pour atta­quer efficacement il faut éviter d’être déstabilisé soi-même. Le défenseur est compris à la fois comme celui qui protège sa cible mais aussi comme condition nécessaire permettant l’or­ganisation de sa propre attaque dans une position compatible. Aussi les dif­ficultés que j’éprouve à concrétiser mon projet d’attaque sont liées à l’ac­tivité défensive de l’adversaire et les actions offensives de celui-ci m’impo­sent de réagir, sachant qu’il est moi comme je suis lui, en terme de statuts. Au bout du compte, quand l’élève regarde l’autre, il se dit c’est peut-être moi.

L’identification de l’échec de son pro­jet d’attaque constitue un levier fort de transformation qu’on ne saurait dissocier de l’image que l’autre nous renvoie quand il se trouve porteur d’un projet identique au nôtre. Le jeu d’opposition permet un questionnement, une sorte de débat contra­dictoire – à condition que l’enseignant l’organise – entre deux protagonistes, lui/moi, et entre deux statuts, attaquant/ défenseur.

La mobilisation énergétique des élèves est liée à ce questionnement, elle n’arrive d’ailleurs que pro­gressivement. Ces filles de première L ont investi d’abord les pôles informa­tionnel et cognitif avant l’énergétique. La situation de pratique scolaire pro­posée, accompagnée des fiches-navettes, a permis des changements au plan stratégique et tactique, a entraîné des modifications de leurs actions par redéfinition du but jeu (passer de l’échange à la rupture de l’échange).

Il y a des critiques possibles : pour remplir la fiche, on peut copier sur la copine (ce que la centration du projet sur les progrès et la respon­sabilisation des élèves rend vain) et il s’agit uniquement d’un discours. Les élèves peuvent avoir perçu des indices sans modifier leurs actions. Mais ce qui est important au bout du compte et valorisé, ce sont bien les progrès réels en badminton. Bien sûr, sans questionnement, il peut y avoir des progrès, mais l’hypothèse est qu’en s’interrogeant sur sa propre pratique référée à celle de l’autre, c’est une autre construction de soi comme joueuse qui s’est entreprise progressivement, plus réfléchie, plus consciente, plus clairvoyante, plus transférable.

Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009