La scolarisation du yoga en EPS, une éducation corporelle qui fait débat ?

Temps de lecture : 22 mn.

Par Mary Schirrer et Aline Paintendre

Dans cet article, nous proposons une réflexion sur cette scolarisation du yoga dans les programmes des lycées. Plus précisément, nous analyserons cette intégration au regard de l’évolution récente de l’EPS et des éducations corporelles qui s’y jouent. Ensuite, nous présenterons les points d’accords mais aussi de débats soulevés par cette intégration.

En janvier 2019, le yoga est entré officiellement en EPS dans la liste nationale des activités du champ 5 (CA5) [[« Réaliser et orienter son activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir ».]] au lycée [[Liste nationale pour le Lycée d’Enseignement Général et Technologique ; Liste d’APSA possiblement support d’enseignement pour la Voie Professionnelle.]]. Un document d’accompagnement est publié la même année, afin de guider les enseignant·es dans la mise en œuvre d’une forme scolaire de yoga. Cette intégration peut sembler aller de soi, si l’on s’en tient à l’évolution des pratiques sociales de référence, à la place grandissante des pratiques dites de bien-être ou de développement de soi dans nos sociétés occidentales. On parle alors de scolarisation, c’est-à-dire une mise en forme scolaire d’une activité physique, sportive ou artistique (APSA) instituée dans la société, mais étant en adéquation avec la logique scolaire. Ce processus est nettement visible à partir des IO de 1967 (Travaillot, 2005). Cette scolarisation peut également sembler aller de soi, si l’on observe l’utilisation de pratiques ou techniques inspirées du yoga à différentes occasions (moments de la leçon d’EPS, fin d’année scolaire, sport scolaire, périscolaire). En effet, l’activité yoga est mobilisée depuis une dizaine d’années au niveau élémentaire en France pour contribuer au bien-être des élèves (Necker et Boizumault, 2020 ; Garcia et al., 2021 ; Brunaux et al., 2022). [[Pour une analyse contemporaine des modalités et contextes de mobilisation du yoga en contexte scolaire et périscolaire, voir l’article de Brunaux et al, 2022.]]

Programmes 2019

Les programmes lycées de 2019 font désormais apparaître le yoga dans les APSA support du CA5. Ces programmes, dont l’écriture et la réécriture ont fait couler beaucoup d’encre, présentaient, dans leurs deux versions, le yoga comme nouvelle APSA support.
Quelques rappels sur cette période ne sont pas inutiles ici. En effet, l’écriture d’un programme disciplinaire est un processus complexe, source de débats. Généralement, un groupe de travail (ici le Groupe chargé de l’Élaboration des Projets de Programme EPS ou GEPP-EPS) est constitué pour rédiger un projet. Ce projet est alors débattu, ajusté. Validé à l’unanimité par le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) en octobre 2018, le projet de programme de l’enseignement commun est alors transmis au ministre et à la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire (DGESCO). Il est publié le 22 janvier 2019, dans une version profondément modifiée sur le fond par rapport au texte du projet de programme. Ainsi, les notions d’« expérience corporelle », en lien étroit avec celle d’ « expérience corporelle caractéristique », sont alors supprimées, tout comme la notion de « Pratiques physiques, sportives, artistiques (PPSA [[Pour plus de détails sur le projet de programme, voir l’entretien avec le GEPP-EPS : La notion d’expérience corporelle a d’ailleurs été critiquée par l’AEEPS, notion qui « renvoie pour nous à l’activité que déploie le sujet et non pas à un champ de contraintes par exemple » (Propositions de l’AE-EPS au conseil supérieur des programmes).]]). En revanche, le yoga comme nouvelle activité support a été conservé, une activité qui semble « aller vers le bien-être » et différente de « l’entretien de soi envisagé seulement au niveau physique [[Extrait d’entretien, étude en cours.]] ». Notons encore que dans ces programmes lycée, la volonté était de prendre de la distance avec l’idée d’une liste nationale contraignante, pour ouvrir l’EPS vers des propositions nouvelles (tout comme le sauvetage aquatique, le cross fitness en voie professionnelle [[En voie professionnelle, le programme indique des « exemples d’APSA mobilisables » pour chaque champ. En voie générale et technologique, le programme indique une liste nationale, la possibilité de 5 APSA académiques, d’une APSA établissement, et d’un traitement didactique des APSA qui articule respect du fond culturel et prise en compte des caractéristiques des élèves.]]) et enfin de contrebalancer, avec une activité encore associée au féminin, la musculation très présente dans le CA5.
Un document d’accompagnement, disponible sur Eduscol, a été mis en ligne la même année afin d’orienter les collègues vers une forme de pratique scolaire du yoga (Paintendre et Schirrer, 2021). En effet, « toute éducation en particulier de type scolaire suppose toujours une sélection au sein de la culture et une réélaboration des contenus de cultures » (Forquin, 1989). Le législateur semble vouloir composer avec une définition des modalités de pratique qui respectent l’essence, les enjeux culturels et la finalité de cette pratique corporelle. On peut lire, dans ce document d’accompagnement, que « la mise en œuvre d’un yoga scolaire ne doit pas trahir le yoga ancestral mais en permettre la divulgation. Sa transmission devrait se développer dans un processus d’adaptation qui ne touche que les modalités et pas le fond. » (MEN, 2019b, p. 2). Le yoga scolaire devrait permettre d’investir les élèves dans un travail sur le plan physique (āsana), sur le plan respiratoire (prānāyāma), voire dans un travail mental de concentration (dharana) ou de méditation (dhyana) » (MEN, 2019b). Par ailleurs, en conformité avec l’objectif de la discipline « de construire durablement sa santé » et notamment pour que « en développant ses ressources physiologiques, motrices, cognitives et psychosociales, il [l’élève] améliore son bien-être » (MEN, 2019a), il s’agirait par l’introduction de la pratique yoga d’asseoir au cœur des interventions pédagogiques l’activité d’un élève holiste (Paintendre, Terré et Gottsmann, 2021), soit pris dans son entièreté (Vanpoulle, 2013). Enfin, fidèle au CA5, ce document propose trois thèmes d’entraînement : s’apaiser, se stimuler, se stabiliser (MEN, 2019b, p. 5) [[En 2009, Coissard y voyait une activité méritant d’être enseignée, de la 6è à la Terminale, comme une activité de performance.]].

Contexte sociétal et développement du yoga

Si l’on suit les évolutions sociétales en matière d’activités physiques, mais aussi l’évolution de la discipline EPS, l’apparition du yoga comme activité support du CA5 au lycée ne paraît pas incongrue.

Le yoga se développe dans les sociétés occidentales à partir des années 1960, traduisant le désir d’une nouvelle quête du soi (Hoyez, 2014). Dans une analyse du développement occidental des techniques de conscience du corps fréquemment inspirées de pratiques orientales (méditation, qiqong, yoga, arts martiaux), Chenault et al. (2013) soulignent l’émergence d’une conscience corporelle culturellement métissée : un « entre-deux culturel Orient/Occident ». Cette émergence alimente un débat entre usages sportifs et non-compétitifs du corps. Cette nouvelle sensibilité corporelle, dont Vigarello (2014) repère les prémisses dès les années 1760-70, liée ici à l’appropriation culturelle de techniques du corps orientales estimées pour la transformation de soi qu’elles proposent, se démarque de la logique du dépassement de soi mis en avant dans la vision sportive (Quéval, 2004). Ce développement participe également d’un processus de psychologisation (Castel, Le Cerf, 1980), où « l’individu est vu sous l’angle de son autonomie de « sujet » responsable de son existence, mais aussi de son bien-être et de sa santé » (Garcia, Fraysse, Bataille, 2021, p. 3).
Aujourd’hui, la massification du yoga, et plus encore, sa démocratisation, est indéniable, même si les chiffres sont difficiles à produire (éclatement des formes de yoga, des fédérations, des modalités de pratiques allant de l’association de village, à la salle de forme ou à la pratique personnelle appuyée par une application mobile). Ainsi, la diversité des espaces de pratique côtoie une multiplicité de formes de pratique (Iyengar, Ashtanga, Sivananda Yoga, etc.). En 2021, le Syndicat National des Professeurs de Yoga publie les résultats d’une vaste enquête [[ résultats de l’enquête]], menée dans un premier temps auprès d’un échantillon représentatif de la population française (n=1000), puis auprès du public de structures fédératives, associatives ou commerciales du monde du yoga (n=18846). Cette enquête montre une nette augmentation des pratiquant·es de yoga en France (tendance qui était déjà installée, mais renforcée par la pandémie). L’enquête annonce le passage de 3 millions de pratiquant·es en 2010, à plus de 10 millions en 2020. Évidemment, il faut regarder finement les chiffres, et s’intéresser notamment à la fréquence de pratique. Ainsi, 7,9 millions le pratiquent régulièrement (au moins deux fois par mois). Les plus de 50 ans, et les femmes, sont les plus assidu·es, mais la part des hommes pratiquants progresse.
Les attentes des pratiquant·es d’une partie de l’Occident semblent graviter autour du désir de (re)découverte du soi, pour « renouer avec son propre corps (…) [et] goûter à la sensation brute » (Tardan-Masquelier, 2002) et cela passe par un apprentissage sur son corps. Ainsi, le pratiquant cherche à « se mettre à l’écoute du corps lui-même » (Katsiki, 2015), à se « tourner vers l’intérieur » afin d’unir corps et esprit (Iyengar, 2003) et accéder à un état de bien-être corporel. Si le yoga peut encore apparaître comme une pratique d’initiés aux multiples visages, il est aussi associé à la santé, à la thérapie et au bien-être : « loin des images des corps amaigris des ascètes indiens, le yoga fait appel, aujourd’hui, à des images de corps esthétisés et en bonne santé » (Hoyez, 2014, p. 58).

Quelles cultures corporelles en EPS ?

Les éducations corporelles en EPS constituent un enjeu de société et de débats. L’EPS est marquée par des réformes structurelles qui transforment la discipline, donnant l’impression d’une « suite de conflits quasi-permanents » (Combaz et Hoibian, 2009, p.94). La mise en forme scolaire du yoga s’inscrit dans une histoire de l’EPS et de son lien avec les pratiques physiques et sportives instituées. La scolarisation du yoga en EPS semble s’inscrire dans une dynamique d’ouverture de l’EPS à de « nouvelles cultures corporelles », dont le monde du sensible et des « techniques de conscience de soi » (Chenault et al., 2013). De nombreux travaux historiques analysent ces processus de scolarisation, qui n’épargnent pas la discipline EPS (Travaillot et Morales, 2008 ; Combaz et Hoibian, 2009). D’autres analysent, et parfois militent pour, l’intégration des pratiques d’entretien du corps dans les programmes scolaires. Nous ne rappellerons ici que quelques éléments/moments charnières.
En effet, c’est à partir des années 1960 que les finalités de l’EP se distinguent d’une démarche exclusivement sportive (Combaz et Hoibian, 2009, p. 104). Dans les années 1970, une culture corporelle éloignée du modèle sportif compétitif se développe progressivement. L’expression corporelle, la relaxation, l’eutonie, les activités de pleine nature pénètrent l’école et reflètent les valeurs fondatrices de cette « contre-culture ». Parallèlement, les pratiques d’entretien du corps voient leur audience croître à partir des années 1970, avec la progression de l’attention portée au corps. Elles contribuent à l’élan de féminisation des pratiques corporelles, mais peuvent être aussi considérées comme une traduction de l’entreprise de normalisation des corps, fondant un idéal esthétique de minceur et de forme qui s’exerce alors (Travaillot et Moralès, 2008). Ces modèles d’exercice se heurtent à la doxa scolaire qui privilégie encore les pratiques de performances, codifiées, compétitives : « ces pratiques tranchent radicalement avec la logique du sport de compétition qui sert de support principal à l’EPS depuis la fin des années 1960 » (Ibid, p. 34) ; « la conscience corporelle n’est plus seulement appréhendée comme le schéma corporel de l’action motrice mais comme l’évaluation des émotions et sensations […] une expérience qui participe à l’éveil du vivant corporel. » (Ténèze, Pacquelin, Andrieu, 2021, p. 10)
Néanmoins, en 1996, un troisième objectif apparaît parmi les finalités de l’EPS dans les programmes collèges : préparer « à l’organisation et à l’entretien de la vie physique ». À partir des années 2000, les programmes de lycée proposent un nouveau groupement des activités support (inspiré des anciens domaines d’action), la compétence culturelle n°5 : « orienter et développer les effets de l’activité physique en vue de l’entretien de soi ». Cette compétence s’institue peu à peu, devenant Compétence Propre n°5 en 2009 et 2010, puis Champ d’Apprentissage n°5 en 2015 et 2019. En 2010, Tribalat, alors IA-IPR EPS à Lille, souligne que « la norme que fait peser l’EPS sur le corps des élèves est aujourd’hui en débat ». En effet, le monde des pratiques physiques ne cesse de se diversifier et l’EPS s’appuie (non sans débats) sur ces trois « mondes » : le monde du sport, le monde de l’art et le monde de la condition physique (Tribalat, 2010).
L’ouverture à différentes cultures corporelles en EPS, notamment par des APSA variées, pose le débat des relations entre l’élève et son corps. L’analyse des différentes injonctions institutionnelles depuis les textes de 1985 montre comment l’activité corporelle et d’apprentissage des élèves est considérée parfois selon une vision dualiste. Cela revient à concevoir l’apprenant comme extérieur à son corps où l’enjeu est qu’il comprenne et apprenne à contrôler son organisation fonctionnelle lors de la pratique physique conformément à des attentes institutionnelles et hygiénistes. Parfois, l’activité corporelle et d’apprentissage des élèves est au contraire considérée selon une vision holiste qui consiste à interroger le rapport que l’élève entretient avec son corps en tant qu’apprenant. Le corps de l’élève est alors davantage sujet d’étude. Cette vision holiste considère les expériences corporelles en EPS comme singulières et subjectives mais aussi socialement partagées (Faure et Garcia, 2005). « Cette éducation par corps ne se perpétue pas automatiquement de textes officiels en textes officiels (TO), puisqu’entre 2000 et 2019, la discipline s’est détachée d’une considération holiste de l’apprentissage des élèves pour se tourner vers une vision d’un élève dissociable de son corps. » (Paintendre, Terré et Gottsmann, 2021).
Finalement, la scolarisation du yoga en EPS s’inscrit dans une dynamique d’ouverture de l’EPS à de « nouvelles cultures corporelles », dynamique certes souhaitée par le législateur, mais déjà à l’œuvre sur le terrain (école primaire comme secondaire). Le yoga participe désormais de ce groupe d’activités (CA5 [[« Réaliser une activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir ».]]) dont la finalité consiste à amener les élèves à apprendre à développer leurs ressources et à s’entretenir, forme de responsabilisation de soi par rapport à l’entretien de son capital corporel. Cette scolarisation du yoga pourrait être facilitée par les évolutions récentes de l’EPS : déploiement du CA5 alors que la discipline se veut vigilante par rapport à des modèles de pratiques essentiellement masculins (Saint-Martin et Terret, 2005) ; systématisation des pratiques artistiques au lycée depuis 2019 (avec une attention souhaitée au sensible) ; mais aussi, au niveau didactique, par une mise à distance de la compétition et de la comparaison sociale, pour une valorisation de l’auto-référencement des élèves.
Si l’introduction du yoga dans les programmes scolaires n’a pas été débattue au sein de la profession, notons que la relaxation était déjà présente (mais peu mobilisée) dans les programmes de la voie professionnelle de 2009. Dès lors, comment l’activité yoga est-elle perçue par les différents acteurs/trices de l’EPS ? En quoi cette activité pourrait être favorable à une éducation physique « de qualité » [[« Partager une EPS de qualité », AEEPS.]] pour tous les élèves ? Quels sont les points de crispations et de débats ?

Représentations, attentes et débats autour du yoga scolaire

Dans cette partie, nous nous appuyons sur une enquête actuellement en cours (Paintendre et Schirrer) visant à éclairer les débats et controverses liés à la scolarisation du yoga, à partir d’entretiens avec une diversité d’acteurs/trices de la discipline. Nous mobilisons également les résultats d’un questionnaire (n=162) mené avec nos étudiant·es de master MEEF (Lemonnier et Pelini, 2021) sur les représentations du yoga chez les enseignant·es d’EPS.
Concernant ce questionnaire administré en ligne au printemps 2021, l’échantillon est constitué de 63% de femmes (n=102), l’âge médian est de 45,5 ans. Parmi l’ensemble des 162 répondant·es, 69,8% (n=113) enseignent au collège, 51,9% (n=84) pratiquent au moins une autre activité de bien-être et/ou de développement de soi. Ainsi, notre échantillon n’est donc pas représentatif de la population des enseignant·es d’EPS. Les résultats doivent donc être pris avec précaution.

Représentation du yoga
À partir d’évocations libres hiérarchisées (Abric, 1994), l’analyse prototypique permet d’accéder au noyau central de la représentation avec trois notions qui sont structurantes :

  • La respiration (mot cité par 30,9% des répondants (n=50), avec une moyenne de rang de 2,0 sur 3)
  • La relaxation (mot cité par 29,6% des répondants (n=48), avec une moyenne de rang de 1,7 sur 3) Le bien-être (mot cité par 25,3% des répondants (n=41), avec une moyenne de rang de 1,6 sur 3) Dans ce noyau central, d’autres synonymes apparaissent (détente, calme, apaisement, lâcher prise, concentration et méditation, santé et connaissance de soi).

Légitimité du yoga scolaire ?
Dans cette enquête, plus de la moitié (59,3%, n=96) des répondant·es estiment que le yoga est légitime en contexte scolaire, 29% (n=47) ne se prononcent pas, 11,7% (n=19) jugent que cette activité n’y est pas légitime. Les raisons évoquées pour justifier sa légitimité ou sa non légitimité, nous intéressent particulièrement ici, car elles révèlent déjà les possibles débats et controverses autour de cette activité.

Le yoga apparaît comme une pratique légitime dans l’espace scolaire pour :

  • la détente et le relâchement procurés à l’élève (« apaisement », « détente », « hygiène de vie », « apprendre à se poser », « équilibre »)
  • la connaissance de soi (« se connaître », « connaître son corps », « centration sur soi », « gestion de sa vie physique future », « conscience de soi », « autosanté »)
  • la concentration
  • la gestion du stress (« lutter contre les tensions », « stress », « grand oral du bac »)
  • l’accessibilité (« accessible à tous »)
  • l’ouverture culturelle (« découverte d’une nouvelle activité », « diversité des APSA », « lien pratique société »)
  • l’amélioration des performances (« augmenter ses performances »)

Nos entretiens vont dans ce sens, pointant pour certains : « la composante bien-être personnel ou être capable vraiment d’écouter son corps […] d’être à l’écoute de soi et c’était vraiment là-dessus […] même si la CP 5 ou le CA 5 il est construit comme ça […] là il me semblait que ce n’était pas la même écoute » (Enquêtée étude en cours).
Nous cernons ici des attentes quant à la pratique d’un yoga scolaire, basées sur une pratique personnelle, des connaissances ou la représentation d’une activité dont la couverture médiatique ne cesse de souligner son intérêt pour se sentir mieux, se réconcilier avec soi, rompre avec le stress (Garcia et al., 2021). Notons que Ferreira-Vorkapic et al. ont souhaité explorer les bénéfices du yoga scolaire mesurés par des études internationales. Des effets positifs ont ainsi été démontrés sur l’estime de soi, la tension et l’anxiété, la mémorisation (Ferreira-Vorkapic et al., 2015).


Une activité mise en question

Seulement 19 répondant·es sont catégoriques sur la non légitimité du yoga (11,7%). Nos entretiens permettent aussi de relever des points de discussion quant à la scolarisation du yoga. Il ressort que le yoga est une activité jugée peu physique/motrice, qu’il est difficile de l’évaluer, avec parfois peu d’espaces et de contenus adaptés :

  • intensité physique insuffisante (« peu d’efforts », « absence de développement de motricité », « pas une activité physique », « pas assez énergétique », « faible impact sur la motricité »)
  • formation initiale/ continue insuffisante voire inexistante (« on n’est pas formé », « je ne suis pas pratiquant », « peu de contenus », « formation insuffisante »)
  • objectifs suffisamment importants en EPS (« on en a déjà assez à faire en EPS », « assez d’autres APSA », « nous on fait déjà de la muscu, on fait déjà du step, où trouverons-nous de la place maintenant pour mettre du yoga » (Lalie, enseignante, ne propose pas de yoga))
  • inadéquation avec les attentes des élèves, leurs besoins (« décalé par rapport aux élèves », , « compliqué avec les élèves »)
  • espace de pratique inadéquat (« demande silence, espace, respect », « demande du calme, lieu », « pas d’espace adapté », « impossible à mettre en place »)
  • évaluation : (difficulté d’évaluation », « compliqué à noter »)

La dimension spirituelle dans une école laïque est ponctuellement relevée. Enfin, le rejet est parfois global : « impossible à mettre en place », « ce n’est pas une APSA », « juste complémentaire », « pas pertinente », « pas de consultation des enseignants », « c’est un moyen, non un but ».

L’évaluation comme point de débat

Même lorsque la scolarisation du yoga semble légitime, les acteurs/trices interrogés pointent l’inadéquation de l’activité avec une évaluation sommative, voire certificative, qui risquerait de la dénaturer. Les acteurs/trices interrogé·es soulignent la nécessité d’accompagner les collègues, de proposer des référentiels construits avec des spécialistes de l’activité (« (montrer) comment le yoga pouvait rentrer dans l’évaluation de l’AFL1, de l’AFL2, de l’AFL3, donc là effectivement on a besoin de l’expertise des collègues »), et présentés ensuite lors de formations académiques.

En effet, évaluer des ressentis, une exploration intérieure, la capacité de lâcher prise, semble bien difficile, voire impossible :
« C’est que, on ne peut pas juger… des effets du yoga sur le corps, à aucun moment j’aurai la preuve de ce que le gamin me met par écrit… qu’il l’a ressenti, il peut l’avoir totalement créé sur sa feuille. » (Michèle, enseignante, propose du yoga à ses élèves)

« Après, à partir du moment où on prépare une évaluation, on est forcément dans quelque chose que l’on va montrer aux autres. C’est totalement le contraire du yoga. Le yoga c’est le regard intérieur. On s’en fiche complètement des autres et si on ferme les yeux, c’est encore mieux et on n’a pas à dire aux autres ce qu’on pense, etc. » (Michèle, enseignante, propose du yoga à ses élèves)

D’autres pointent le risque de dénaturer l’activité, de ne se concentrer que sur la dimension technique et posturale :
« Je ne vois pas comment objectiver de la performance, ou des choses de ce genre-là, à partir d’une grille et… à mon sens, là on dénature complètement l’activité ou du moins la représentation que je m’en fais » (Maryline, enseignante, ne propose pas de yoga)

« Je vois certaines choses qui seraient réalisables, l’idée d’enchaînement, de postures correctement réalisées, même si le yoga c’est chacun à son niveau je suis d’accord mais il y a quand même des postures, des éléments qui se construisent au fur et à mesure et donc quelque chose qui est plus juste… Maintenant, reste toute la dynamique… enfin l’idée associée à l’activité qui est que c’est un travail interne, donc comment tu peux évaluer l’intérieur de quelqu’un […] » (Lalie, enseignante, ne propose pas de yoga)

Alain (enseignant et formateur, propose du yoga) rejette de possibles critères quantitatifs : « je touche mes pieds j’ai 14, je mets les mains à plat par terre j’ai 18 et je touche mes genoux j’ai 6 ». Mais il questionne aussi la possibilité d’évaluer l’apaisement de l’agitation du mental : « comment on peut mesurer on peut me raconter ce qu’on veut à la fin d’une séquence de yoga […] ». Il tend à s’orienter vers des critères objectifs mais regrette de ne pouvoir prendre en compte l’univers intérieur de l’élève : « je prends que des critères objectifs mais qui ne sont pas quantitatifs, c’est à dire est-il bien placé ? Y-a-t-il un alignement ? Quitte à ne pas aller très loin dans la posture, à partir du moment où il respecte son alignement. Est-ce qu’il y a un souffle régulier ? Mais je ne suis que dans un vernis du yoga et pas dans l’enjeu même du yoga. Le yoga c’est l’univers intérieur, ouvrir l’espace de sensations entre autres, et ça je ne peux pas le mesurer. »

La note, dans le processus d’évaluation, est aussi largement critiquée. Et le yoga réactive des tensions endémiques au système scolaire :
« Le problème c’est que le yoga à un moment donné repose des questions qu’on a aussi dans d’autres activités, voilà la notation elle plombe pas mal d’autres activités » (Chantal, enseignante, ne propose pas de yoga)

« Est-ce que le yoga pourrait sortir et être évalué avec des attestations de réussite, une validation de compétences et pas avec des notes […] le yoga peut être une … activité scolaire utilisable sans obligation par les enseignants, mais ça sera un cycle non noté, on valide, on valide une attestation, voilà il a atteint les objectifs, je ne sais pas » (Alain, enseignant et formateur, propose du yoga)

Ces débats soulignent ici la difficulté, voire l’impossibilité de travailler véritablement sur un corps sensible et sur l’apaisement du mental, tout en mesurant les apprentissages des élèves : « l’expérience scolaire est généralement une expérience de normalisation dans la certification, face à laquelle la divergence des expériences sensibles impose de penser d’autres modèles de transmission et de rapports au savoir » (Sizorn, 2014, p. 36).

Conclusion

Le yoga scolaire, désormais activité support possible de l’enseignement obligatoire au lycée, associé au travail respiratoire, à la relaxation et au bien-être dans les représentations enseignantes, marque bien l’ouverture souhaitée par le législateur de l’EPS aux pratiques corporelles contemporaines, et plus encore à une scolarisation du sensible (Brunaux et al., 2022), de l’intime et du bien-être. Cette entrée dans les programmes, qui n’est pas une imposition mais un choix supplémentaire laissé aux équipes, est une invitation de plus à des contenus orientés vers la connaissance de soi, la construction de compétences perceptives (Paintendre, Schirrer, et Andrieu, 2019) et le bien-être des élèves. Les collègues interrogé·es y voient une ouverture culturelle, mais aussi l’occasion d’apprendre aux élèves à se relâcher, s’écouter et mieux gérer leur stress. Nos travaux montrent à ce titre comment des étudiants novices, engagés dans une séquence de yoga, construisent des savoir-faire perceptifs (Paintendre et Schirrer, 2022). Cependant, cette scolarisation fait débat, notamment par le manque de formation, parce que l’activité est jugée trop peu physique ou développant peu la motricité des élèves, et presque impossible à évaluer.

En effet, cette scolarisation du sensible ne va pas de soi, et le yoga, tout comme les arts du cirque il y a une dizaine d’années, risque une dérive « technique » ou « sportive », notamment pour s’adapter aux contraintes évaluatives et parce que l’ethos professionnel et les habitus corporels des enseignant·es restent fortement marqués par une culture sportive de la performance et de la mesure (Sizorn, 2014). « Les connaissances sensibles ne sont pas mises sur le même plan que les autres savoirs construits et acquis à l’école, et même lorsque les enseignants d’éducation physique s’attachent à développer différents types d’expériences corporelles, la logique scolaire impose des formes de rationalisation limitant la conscientisation d’un rapport à soi, aux autres et au monde différent. » (Sizorn, 2014, p. 36) Les formations, initiale, continue, personnelle, apparaissent alors essentielles pour préserver le fond culturel de l’activité, mais aussi accompagner les collègues vers la construction de compétences perceptives et sensibles par leurs élèves (Paintendre, Schirrer, Sève, 2020). Comme le soulignent Necker et Boizumault (2020), si l’on extrapole à l’éducation au bien-être, « la définition des contenus d’enseignement en matière de bien-être et d’éducation au bien-être est susceptible d’engager les enseignants dans des voies multiples pouvant conduire à l’hybridation, l’invention, voire à la réinvention de pratiques. Il est alors de la responsabilité des formateurs, cette fois-ci, d’accompagner la conception et la mise en œuvre – didactiquement pertinentes – de ces « nouveaux » et « jeunes » enjeux éducatifs. »

Enfin, cette scolarisation doit encore être interrogée dans ses finalités, et les collègues s’engageant dans son enseignement pourront se questionner sur les objectifs visés. S’agit-il de permettre l’amélioration du bien-être des élèves, la capacité à vivre et s’approprier leur corps (sortir de l’objectification du corps très présente dans les cultures adolescentes) tout en apaisant leur mental ? Le document d’accompagnement proposé par le législateur souligne que « les dérives d’un yoga scolaire seraient de faire du yoga enseigné une pratique devant répondre à la tentation de faire des élèves plus « sages », plus « dociles », plus « efficaces », plus « performants », … Le yoga doit rester avant tout une pratique qui libère, qui émancipe, en réalisant l’union du mental, du corps et de l’esprit. » (MEN, 2021b, p. 2). Les conclusions de l’enquête menée par Garcia et al. (2021) auprès d’enseignant·es déployant l’activité yoga avec leurs classes, nous invitent à cette prudence. L’enquête révèle un double objectif a priori contradictoire du yoga à l’école : « une mobilisation du yoga à l’école comme un outil de normalisation de comportement d’élèves jugés inadaptés à l’école du point de vue de la concentration et de l’attention. […] Cet objectif se double de visées de formation d’élèves « autonomes » et « responsables » en congruence avec les normes libérales dominantes (« élève entrepreneur de [sa] propre vie » (Ehrenberg, 2014, p. 16)). » (Garcia et al., 2021, p. 2).

Bibliographie

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SCHIRRER Mary, Maîtresse de Conférences, PRAG, Université de Lorraine, UFR STAPS Nancy, LISEC (UR 2310).
PAINTENDRE Aline, Maîtresse de Conférences, PRAG, Université Reims Champagne-Ardenne, UFR STAPS Reims, PSMS (EA 7507)

Yoga, dans l’air du temps ?

[DOSSIER]

Nous livrons un dossier sur lequel nous visons à nous constituer une expertise. Nous commençons donc à délimiter le sujet, avec toute la prudence nécessaire d’une compétence qui s’élabore, mais avec la hardiesse d’en comprendre sa signification, son sens, son intérêt pour notre enseignement. Ni méfiance, ni béatitude.