Temps de lecture : 6 mn.

Emmanuel Testud, enseignant au Lycée Charles et Adrien Dupuy (Le Puy, 43), conteste la vision étroitement physiologiste de la course de demi fond pour lui substituer la maitrise d’un affrontement poursuivant/poursuivi.


L’ offre de formation en EPS évolue au cours du temps, selon l’expertise assumée, les pratiques «préférentielles» de certains collègues, le choix collectif des enseignants d’un établissement, ou les prescriptions émises par l’intermédiaire de nouveaux programmes ou de nouvelles circulaires. Constatons que la course à pied est présente dans nos projets d’EPS depuis fort longtemps (encore aujourd’hui le demi fond, sous sa forme 3X500 m, est l’activité la plus «fréquentée» dans les menus au BAC). Les Instructions Officielles de 1967 proposaient de la course en résistance, du cross country, du footing, des courses en équipe. Mais quel est le sens de cette pratique? Que se cache-t-il derrière les dénominations de course en durée, course de durée, demi fond? L’activité du pratiquant est-elle de même nature?

Aujourd’hui les réflexions didactiques se portent moins sur les aspects descriptifs d’une pratique (ce qu’est le demi fond par exemple) et davantage sur l’activité réelle développée par les pratiquants, ce qui revient à nous demander : c’est quoi une activité authentique de demi- fondeur ?

Nous avions dans un précédent article (Testud, Rossi, 2017) questionné cette activité technique en demi fond qui n’est pas de même nature que celle d’un sportif engagé dans une course contre la montre, d’un pratiquant soucieux d’un bon état de forme. Le rapport à l’autre nous est apparu comme composante essentielle (dimensions «courir avec» et «courir contre») dans la structuration d’une activité authentique de demi fondeur. Une recherche sur une approche sémiologique du coureur de demi fond nous apprend que: «un des ressorts de l’expertise d’un coureur de demi-fond nous semble ainsi résider dans sa capacité à gérer des dilemmes occasionnés par la prise en compte de différents éléments (référence au chronomètre, à ses sensations, et aux autres coureurs) au cours même de la course» (Berteloot, Trohel, Sève, 2010). Or cette composante sociale fut ignorée dans les programmes. Nous faisons l’hypothèse que notre mission générale de «santé», et plus spécifiquement l’utilisation de la course à pied en EPS, ont été abordé exclusivement d’un point de vue physiologique. Si bien que, pour nos élèves, au regard du sens accordé à l’action, demi fond / course à pied / course de durée / endurance… c’est la même chose!

La majorité des articles que nous avons analysé (revue EPS et AEEPS notamment) se focalisent sur la dimension endurance de la course à pied. Dès le début, on parle d’endurance. La CLD a été abordée uniquement d’un point de vue physiologique, on a évacué le social. Avec une approche coupée de l’activité culturelle. Que l’on parle de demi-fond ou de course de durée, ce sont les même pratiques qui se mettent place: régularité, allure, différenciation filles- garçons, etc.

Il y eu toutefois quelques «sursauts» réflexifs mais qui n’ont pas débouché sur des propositions précises. Notons toutefois cet article de Tribalat (1985), qui nous dit, voilà plus de 30 ans, que «la course de longue distance, en milieu scolaire, est souvent traitée comme une qualité physique: l’endurance. Elle l’est rarement comme une discipline: le demi-fond. Le moyen s’est substitué à la spécialité pour devenir la spécialité elle-même. La dimension biologique est valorisée au point de devenir le contenu essentiel de l’enseignement. Il nous semble que la poursuite d’objectifs, exclusivement physiologiques, est en partie illusoire».

Nous faisons l’hypothèse que notre mission générale de « santé », et plus spécifiquement l’utilisation de la course à pied en EPS, ont été abordé exclusivement d’un point de vue physiologique.

Qu’est ce qui doit guider tout élève engagé (sens anthropologique) dans une activité de Demi fondeur?
La question qui se pose est de bien cibler les enjeux d’apprentissage et donc des moyens pédagogiques à mettre en œuvre pour y répondre.
Dans ce cadre, le demi-fond, est-ce courir au record ou maitriser un affrontement ? Poser ainsi le problème peut paraître iconoclaste et étonnamment irrévérencieux, mais un regard sur «l’activité authentique» pourrait nous amener plutôt à proposer le demi-fond dans le groupe des activités dites d’affrontement.
De la même façon on peut s’interroger sur la centration exclusive dans nos programmes sur la «gestion de ressources» et particulièrement la VMA.
Par exemple les programmes de 2008: «Réaliser la meilleure performance possible dans un enchaînement de 2 ou 3 courses d’une durée différente (de 3 à 9 minutes), en maîtrisant différentes allures adaptées à la durée et à sa VMA, en utilisant principalement des repères extérieurs et quelques repères sur soi. Etablir un projet de performance et le réussir à 1 Km/h près», où on voit que la VMA et le projet (avant la course donc) sont sur-déterminants.

Qu’est-ce que l’athlétisme?
L’athlétisme, c’est une confrontation à des adversaires, sinon ce n’est pas de l’athlétisme. Je peux améliorer mon record personnel, mais si je ne suis pas confronté à des gens très proches de ma valeur pour espérer gagner, il n’y a plus de jeu! Si les performances dans le groupe sont très proches, un jour l’un va gagner, un autre jour, un autre. Si vous créez les conditions pour que chacun puisse gagner, vous créez le jeu. L’athlétisme est un jeu social. S’il n’y a pas d’adversaire, il n’y a pas d’athlétisme.

Nos propositions visent à proposer des apprentissages culturellement signifiants, adaptés à un public scolaire, avec un temps de pratique spécifique au milieu scolaire, et qui soit une plus- value éducative dans la formation de tous les élèves par rapport aux pratiques pédagogiques traditionnelles. Nous envisageons une construction de «l’élève demi fondeur» qui va nécessairement intégrer :
– Exploitation maximale de ses ressources (composante motrice)
– Le rapport à l’autre / la «sensibilité à» l’affrontement liée à une maîtrise dans un milieu social spécifique: la course en peloton (composante sociale) / à une dynamique de construction tactique de l’affrontement, à l’intérieur de ce peloton (composante méthodologique).

Etape 1 : “Le Peloton”

Le premier mobile d’agir à construire chez nos élèves est celui de «ne jamais lâcher son lièvre de course», dans un peloton coopératif (courir «avec» les autres) afin d’exploiter au maximum ses ressources et gagner des affrontements indirects (courir «contre les autres»).

Quelles acquisitions ?
– Savoir distinguer diverses allures
– Courir dans un peloton en essayant de ne jamais lâcher le lièvre de course.
– Être attentif aux repères extérieurs pour réguler son allure et celle du peloton.
– Tenir le rôle de lièvre de course.
– Coopérer au sein d’un peloton pour définir des allures ambitieuses. Échanger avec ses camarades pour définir les causes d’un peloton «éclaté». – En cas de défaillance, savoir suppléer un lièvre qui fait défaut.
– Adapter sa foulée (amplitude, fréquence) selon l’allure choisie.


Etape 2 : “L’échappée”

Ce premier mobile d’agir se développe dans les statuts de poursuivants et de poursuivi. Nous créons des défis avec phase de peloton suivi d’échappées courtes. Il s’agit de consolider le mobile de ne jamais se faire distancer par un adversaire qui tente de s’échapper afin de gérer le plus favorablement le duel. Un autre enjeu d’apprentissage sera dans la gestion d’un affrontement athlétique multi-duels répétés, puisqu’il y aura interdépendance entre les efforts consentis lors d’une course et les impacts physiologiques et l’état de fatigue lors des courses suivantes.

Quelles acquisitions ?
Le peloton «duel»
– Intégrer les rôles de poursuivant et de poursuivi.
– Créer et tenir une échappée en adoptant l’allure permettant de finir vite en rapport avec le temps restant de course. Distinguer échappée courte / échappée longue.
– Résister à l’échappée d’un adversaire en tenant la distance (ne pas se faire «lâcher»).
– Concevoir des séries de course «duel» comme des rounds de boxe qu’il faut bien gérer pour ne pas abandonner (le «KO») … «je peux finir très fort ma 1ere course mais est-ce que j’ai pas «gaspillé» mes ressources pour tenir l’affrontement dans les autres courses»? – Se préparer à un effort intense.

Le peloton «coopératif»
– Courir dans un peloton «coopératif» (cf étape 1) en essayant de ne jamais lâcher le lièvre de course, afin de s’exercer et s’entraîner à des allures ambitieuses pour identifier quelle sera l’allure de pré-échappée lors de futurs affrontements.
– Améliorer ses qualités de foulée, de rythme respiratoire pour mieux aborder les affrontements.

Sur le plan des émotions mises en jeu: la plus grande intensité se situe à l’approche de la ligne d’arrivée, quand les coureurs se lancent dans une course poursuite ou les statuts de poursuivant/ poursuivi se modifient constamment.
Comme on parle en sports collectifs d’attaque/défense, en demi-fond, le traitement didactique devrait contenir le statut de poursuivant-poursuivi, avec les aspects tactiques qui entrent en jeu: j’essaie de l’accrocher, j’essaie de le dépasser, quand est-ce je tente une échappée?

Cet article est paru dans L’émancipation en actes – CONTREPIED HORS-SÉRIE N°23 – Février 2019