La complémentarité entre les sexes : un mythe générateur d’inégalités 

Temps de lecture : 3 mn.

Dans son livre, L’ordre sexué. La perception des inégalités femmes-hommes, Réjane Sénac, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po montre que la « complémentarité des sexes » est un mythe fondateur de notre République, au cœur de notre constitution ainsi que des différentes branches du droit (pénal, fiscal, social…) et justifie l’exclusion des femmes du pouvoir et de la démocratie.


Malgré la parution récente de nombreux travaux sur les inégalités entre les sexes dans les différents champs de la société (éducatif, familial, professionnel, politique…) et leur évolution dans le temps, peu de recherches se consacrent à l’analyse de leur perception. C’est celle-ci qu’interrogent mes recherches sur l’« ordre sexué » – entre autorité, norme et hiérarchie – en ouvrant « la boîte noire des mentalités ».

Tout individu est en effet confronté à deux universalismes : celui des droits de l’Homme qui fait de lui un citoyen neutre et abstrait, et celui de l’assignation à l’inscription sexuée au monde qui fait de lui un homme ou une femme. D’un point de vue logique, il n’y a pas de raison que ces deux universalismes s’opposent : la différenciation sexuelle peut être estimée aussi peu pertinente, en politique, que celles liées à l’âge, le statut social, la religion, l’origine sociale ou nationale…

Dans l’enquête qualitative que j’ai menée en 2000-2001, deux types de représentations se distinguent ; d’une part par la définition donnée aux termes d’« égalité » et de « différence » ainsi qu’à leur articulation ; d’autre part, par la place accordée à « l’ordre des choses » dans la conception de la société juste et heureuse.

La première combinaison, qualifiée d’« harmonie naturelle », repose sur le postulat selon lequel la société tend naturellement vers la justice et le bonheur lorsqu’elle respecte l’ordre naturel conférant aux hommes et aux femmes des fonctions et des places différentes au sens de « complémentaires », de la procréation à la production sociale et politique. Elle se décline en deux modèles culturels, de l’équité et de l’équivalence, définissant l’égalité comme le synonyme de la similitude, et l’associant au danger d’une société uniformisante car niant les différences consubstantielles à l’humanité.

Rappelons que Jean-Jacques Rousseau, le théoricien du contrat social, est aussi celui qui justifia l’exclusion des femmes du pouvoir au nom de leur prétendue incapacité à se détacher de la « rigidité des devoirs » relatifs à leur sexe, faisant d’elles des êtres de nature. Dans L’Émile, son traité d’éducation sur « l’art de former les hommes », il consacre un chapitre à l’éducation de « la » femme et explique pourquoi elle ne pourra être qu’une bonne épouse et une bonne mère de citoyen. À celles qui se plaignent de « l’injuste inégalité qu’y met l’homme », il répond que « cette inégalité n’est point une institution humaine, ou du moins elle n’est point l’ouvrage du préjugé, mais de la raison » car « il n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse. »

La seconde combinaison, qualifiée de « droit à l’égalité », dénonce la complémentarité des sexes, à la base du précédent modèle, comme un mythe fondateur permettant de justifier les inégalités entre les sexes au nom de différences dites naturelles. Elle se décline en deux autres modèles culturels, de l’arrangement social et de l’émancipation, où l’égalité est entendue comme une exigence de justice respectant les différences individuelles et constituant le principe d’une société réellement démocratique.

Les différenciations de sexe, de racialisation, de classe sociale… ne doivent constituer ni des stigmates ni des ressources.

Il est intéressant de noter que le sociologue Maxime Parodi retrouve ces quatre modèles culturels en analysant l’enquête d’opinion sur La perception des inégalités et les sentiments de justice, 2009, sur un échantillon représentatif de 1711 individus.

L’analyse de ces modèles culturels nourrit une réflexion éminemment politique posant la question suivante : au nom de quoi les différences en particulier de sexe et de couleur de peau – toutes deux sujettes à caution et à déconstruction – sont-elles socialement plus déterminantes, voire discriminantes, que par exemple les différences de « couleur de cheveux » ou de forme de tête ?

L’horizon d’indifférenciation, selon l’expression de J.Mossuz-Lavau, ne doit ainsi pas être entendu comme la négation des différences, mais comme l’indifférence aux différences au sens où dans le glissement de l’ontologique (tout individu est unique) au politique (les citoyenn-e-s sont égaux/égales) les différenciations de sexe, de racialisation, de classe sociale … ne doivent constituer ni des stigmates ni des ressources.

Cet article est paru dans Contrepied – Égalité ! – Hors-Série n°7 – Septembre 2013