L’économiste et l’humaniste

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La table ronde intitulée « L’organisation du sport en France » regroupait trois économistes (W. Andreff, D. Charrier, A. Husting) et un sociologue (J.-P. Callède). Chaque intervenant a bien sûr présenté son exposé en rapport avec le thème de la conférence mais chacun a d’une façon ou d’une autre fait allusion au budget alloué par l’état aux sports. Cette question, posée à trois semaines des élections présidentielles a engagé une polémique à partir de la proposition de le porter à 1%.
Impensable, irréaliste ?
Yvon Léziart pose les bases de cette controverse.


Cette interpellation entre les membres d’une table ronde soulève une controverse plus profonde.
Comment en effet poser de manière réfléchie l’idée qu’un budget de 1% consacré aux sports soit illégitime ?
C’est une discussion exemplaire de tout débat sur le budget des différents ministères.

La crise comme explication

Le poids de la crise est l’explication la plus facile et la plus évidente.
Dans une période de difficultés économiques, l’idée du contrôle des dépenses peut apparaître légitime. Elle l’est sans doute.

Ce premier niveau d’analyse montre à quel point l’idéologie de la prudence, de l’économie, s’est largement répandue dans la société.
Tournons nous vers L. Althusser pour analyser les fonctions de l’idéologie.
Pour cet auteur, la sauvegarde d’un système politique passe par un double mécanisme. La répression et l’idéologie.
Les appareils répressifs d’état représentés par la police, l’armée et la justice, sont les marques visibles du contrôle de l’état. Cet aspect est connu et admis.
Un état ne peut effectivement pas se passer de structures répressives. L’originalité des thèses d’Althusser repose sur l’ajout à ces appareils répressifs, qu’avait bien décrit Marx, des appareils idéologiques d’état. Ceux-ci, diffusent par voie douce, souterraine, l’imposition d’une pensée commune.
Ainsi l’état, par différentes structures (la famille, l’école, les associations sportives, les médias…) pèse sur les pensées pour faire admettre comme essentielles, certaines idées. La complémentarité entre l’idéologie et la répression apparaît clairement.

M. Foucault reprend ces thèses et développe dans différents domaines de la vie, les mécanismes de contrôle de l’individu par l’état.
L’idéologie s’inscrit insidieusement dans les consciences de chacun et marque les pensées.

Pour revenir au budget des sports, il est incontestable que le débat engagé confirme tout le poids de l’idéologie souterraine sur les analyses actuelles. S’ancre donc dans les pensées, l’idée que l’économie est en difficulté et qu’elle est à sauvegarder.
Sans argent rien n’est possible.
La perversité de l’idéologie est qu’elle s’appuie sur une réalité incontestable (l’économie est en difficulté) pour imposer une pensée et un mode possible de redressement de l’économie.
L’économie est prioritaire et chacun doit participer aux efforts nationaux en réduisant ses dépenses. Les efforts demandés à chacun ne sont pas le mêmes.
L’idéologie ne s’attarde pas sur ces questions. Les agences de notation des économies nationales font figure de contrôle de gestion et décernent bons points et dégradation des états.

L’idéologie dominante insuffle lentement mais efficacement l’idée que le sport, domaine non prioritaire, doit se passer des services de l’état

Ainsi analysée l’économie est souveraine et il faut que chaque pays, chaque citoyen sauvent l’économie mondiale en récession.
Toutes les dépenses superficielles doivent être réduites. Le sport participe de ces dépenses secondaires.
Son poids apparaît dans le budget de l’état, même s’il est très réduit, comme trop important. Il faut donc diminuer cette ligne de dépenses. Le désengagement de l’état de sa mission de service public est une des premières réponses trouvées. En confiant ce secteur aux entreprises privées l’état se déleste de ses responsabilités et fait jouer la concurrence.
Le sport est donc soumis à la loi du marché.
Les investissements vont en sport, comme ailleurs, vers les domaines qui rapportent. Les investisseurs développent rarement des pensées humanistes et désintéressées, d’autant qu’ils sont eux aussi soumis aux pressions d’une économie difficile. Les investissements se concentrent donc dans les domaines ou le retour d’image est garanti. Le sport professionnel entre dans cette catégorie. Tous les autres domaines sportifs, soit l’immense majorité des sportifs, sont dans la récession la plus complète (0,1% du budget de l’état). L’individu cette fois est sous la logique économique. Ceux qui possèdent accèdent à toutes formes de pratique sportive dans les meilleures conditions de réalisation possible. Les autres sont condamnés aux choix restreints et donc à une pratique pauvre. La logique économique fonctionne sur la discrimination sociale par l’argent.

L’idéologie dominante insuffle lentement mais efficacement l’idée que le sport, domaine non prioritaire, doit se passer des services de l’état.
Ainsi, il apparaît incongru pour des spécialistes de l’économie et au nom des difficultés mondiales, de demander un budget dédié aux sports qui atteigne 1% du budget général.

Peut-on penser autrement cette question ?

Dans cette perspective, le sport mais aussi les domaines non productifs, en termes d’économie, la culture par exemple, sont condamnés à péricliter, à régresser. Que pèse l’humain face à l’économie ?

Les démarches évoquées précédemment placent l’homme comme une donnée seconde au service de l’économie.
En poussant un peu le raisonnement il est possible de dire que l’homme n’est plus reconnu comme être vivant mais comme producteur participant au rétablissement économique de la nation. Ceux qui ne trouvent pas d’emploi sont stigmatisés.
Diverses lois les contraignent à accepter tout type de travail, y compris un travail éloigné de leurs compétences. Certains partis politiques n’hésitent pas à dénoncer les aides aux travailleurs sans emploi et montrant que celles-ci nuisent à l’accomplissement économique de la nation en imposant à la société une catégorie d’assistés.
Les banques sont présentées comme les forces vives de la nation.

Ce déni de l’homme pèse sur les mentalités. A. Ehrenberg dans une succession de trois ouvrages, le culte de la performance (1991), l’individu incertain (1995) et la fatigue d’être soi (1998) décrit la progressive perte d’identité de l’homme dans un système qui l’exclut.

… il est possible de dire que l’homme n’est plus reconnu comme être vivant mais comme producteur participant au rétablissement économique de la nation. Ceux qui ne trouvent pas d’emploi sont stigmatisés.

Les restrictions apportées au budget des sports renforcent cette dégradation de l’homme. La négation de l’homme comme être total au profit d’un être économique relève du mépris de l’humanité.
« L’Homme est la mesure de toute chose » (Protagoras). Cette affirmation pose un autre regard sur les rapports à l’économie.
Considérer que l’homme représente un potentiel de développement considérable qui est enrichi par les savoirs accumulés par les hommes écarte la dominance de la pensée économique. L’humanisme représente une croyance en l’homme, à la culture et à la transmission des savoirs. La culture donne accès à des connaissances et des valeurs.

Ainsi posées la politique et l’idéologie peuvent penser l’homme comme un être en développement permanent et considérer que le domaine de la culture doit être une composante essentielle de la vie des hommes et valoriser ainsi l’éducation générale.

La question de la culture et du sport prend alors une toute autre signification dans l’existence humaine. Ils deviennent des apports essentiels à l’épanouissement de l’homme. Penser ainsi la politique c’est considérer que tous les hommes doivent avoir accès à toute forme de culture, à toutes les pratiques sportives sans distinction et au plus haut niveau possible.

L’épanouissement de l’homme par le sport exige que soient pensées les conditions de sa réalisation. L’école et la vie civile sont alors des lieux essentiels.

Si l’école doit participer de cette orientation il est nécessaire qu’elle soit dotée d’un plan de développement conséquent en volume horaire, en enseignants et en formation des enseignants. La vie sportive civile vit actuellement un désengagement de l’état impressionnant avec une décroissance continue du budget de l’état alloué aux sports. Les pratiques ordinaires sont encore accessibles au plus grand nombre. Les autres pratiques nécessite adhésion, financement, matériel et sont de fait, sans apport personnel ni politique de l’état, inaccessibles aux moins favorisés.
Engager une politique de l’état responsable c’est veiller à l’accès de tous aux sports. Cette déclaration pose la démocratisation comme aspect essentiel d’une politique sportive. L’accès à la culture est évidemment coûteux mais il est essentiel dans l’équilibre de l’homme et dans sa transformation harmonieuse.

Rendre accessible toutes les pratiques à tous, exige des modifications à apporter, par exemple, dans la construction des gymnases et dans leur utilisation.
La formation des « encadrants » doit également être repensée.
L’accessibilité financière à toutes les pratiques demande une réflexion sur les aides à apporter. Les chantiers à peine évoqués ici sont légion.

En poursuivant ces objectifs, l’économie se met au service de l’humain. Le choix de réduire le budget du ministère des sports à sa portion congrue (0,1%, voire 1% du budget de l’état) est évidemment un choix politique auquel est opposable une politique prenant en considération le développement de l’homme comme vecteur majeur de la transformation sociale et en conséquence de l’économie. Choisir un budget des sports n’est pas une fatalité déterminée par les évolutions négatives de l’économie, c’est un choix politique qui doit se justifier. En mettant en avant l’accomplissement de l’homme dans la société par la culture, le sport est une perspective pleine d’enthousiasme qui n’est utopique que pour ceux qui nient l’importance du développement humain et enferment l’homme dans son rapport à la production.

Cet article est paru dans Contrepied HS n°4 – sept 2012 – Sport demain, enjeu citoyen