En maternelle : quelle culture pour mieux apprendre ?

Par Claire Pontais. Réduire les inégalités d’accès à la culture est un enjeu de l’école. Faire référence aux pratiques sociales en maternelle, qu’est-ce que ça change pour les élèves et pour les enseignant.es ?

Avec l’aimable autorisation des Éditions Chronique sociale. Extrait de l’ouvrage La maternelle. Première école – premiers apprentissages, Chronique sociale, 2009

À tous les niveaux de la scolarité, l’éducation physique et sportive (EPS) vise le développement des potentialités physiques, cognitives et relationnelles des jeunes.
Elle les dote de pouvoirs d’agir en les aidant à se construire et à se transformer dans des situations complexes.
Elle les dote de pouvoirs pour interagir avec les autres, apprendre ensemble, grâce aux autres, par les autres.
Elle permet ainsi un accès lucide et critique au domaine culturel que représentent les activités physiques et sportives, adaptées au niveau des élèves et traitées à des fins d’enseignement.
L’école vise donc, de la maternelle à l’université, les progrès de tous et toutes quels que soient le milieu social, géographique, le sexe et le niveau initial.

Quel est le rôle spécifique de l’école maternelle ? Comment l’EPS contribue-t-elle à réduire les inégalités dans le domaine des pratiques physiques des jeunes enfants ?
À quelles inégalités l’école maternelle doit-elle s’attaquer en matière d’éducation physique et sportive ?

Si les inégalités liées à la langue orale sont évidentes, on accorde peu d’intérêt aux inégalités en matière d’éducation physique alors que celles-ci ont une influence importante sur le développement de l’enfant en général.
De nombreuses familles se préoccupent des apprentissages moteurs du type découpage, collage, dessin, mais négligent les expériences physiques et émotionnelles qui permettent de s’approprier de manière originale et singulière le monde, les autres, soi-même.
Une étude québécoise qui compare le développement d’enfants allant à la maternelle et d’enfants restants dans les familles constate des différences significatives entre les deux en matière de « motricité globale »

Dans certaines familles favorisées et/ou sportives, les enfants, dès le plus jeune âge, apprennent à faire du vélo, font des promenades en forêt ou fréquentent les espaces ludiques du jardin public.
Ces enfants développent, dans leur famille, une motricité non usuelle que l’on qualifie d’« extra-ordinaire » parce qu’elle nécessite des efforts particuliers, des prises de risques inhabituelles et provoquent des émotions particulières. Ces enfants ont accès très tôt au champ culturel que constituent les activités physiques et sportives en étant « bébés nageurs » ou en allant à la baby-gym ou au baby-volley.

Les autres enfants, soit parce que dans la famille le repos est consacré aux tâches domestiques, ou synonyme de non-activité (TV), soit parce que le milieu de vie (urbain) ne le permet pas, n’y ont pas accès.
Les inégalités sociales se doublent ici d’inégalités territoriales. En effet, si les milieux ruraux offrent souvent un espace de vie plus propice aux activités de plein air, l’offre culturelle pour les jeunes enfants (structures municipales, clubs de sport, etc.) est limitée.

Les inégalités sociales, elles, reposent sur plusieurs facteurs.
D’une part, les familles des milieux favorisés sont plus sportives que les autres. Les femmes notamment, même lorsqu’elles travaillent, sont plus sportives que celles des milieux populaires, ce qui a des conséquences sur les activités proposées aux enfants. D’autre part, dans les milieux populaires, le petit enfant est souvent considéré comme étant encore trop petit pour faire telle ou telle activité alors que les milieux favorisés savent que les potentialités des jeunes enfants sont énormes si ceux-ci sont sollicités.

Aux inégalités sociales et territoriales s’ajoutent celles entre garçons et filles.
Les garçons sont à l’âge adulte plus sportifs que les filles, cette différence, qualifiée de naturelle par certains, est éminemment culturelle et se construit dès le plus jeune âge.

Alors qu’on autorise un garçon à sauter sur le canapé, prendre des risques dans l’escalier (parce qu’un garçon a besoin de se dépenser), une petite fille est peu encouragée à de tels débordements, voire rabrouée parce qu’elle doit être sage et ne pas salir sa robe ; le garçon peut se le permettre puisqu’il a un survêtement et des baskets !

Ainsi, il n’est pas rare de voir en Grande Section une petite fille posséder pour la première fois de sa vie un ballon pour elle toute seule lors d’un cycle de Gymnastique Rythmique et Sportive ; pas rare qu’elle lance pour la première fois une balle le plus loin possible alors que son frère, lui, a joué beaucoup au foot et fait des concours de lancer de cailloux avec son père !
Ces différences entre garçons et filles se constatent dès la petite section aussi bien en EPS que clans la cour de récréation. S’il n’y a pas de régulations, celle-ci renforce ces inégalités.

Le rôle de l’école maternelle est donc -en premier lieu -de permettre à chaque enfant de sortir de sa culture ainsi « prédestinée ».

En s’appuyant sur ce que l’élève sait déjà faire, l’école doit permettre des apprentissages, des acquisitions réellement stabilisées, se traduisant par une certaine aisance dans des registres corporels différents, significatifs de l’activité physique humaine.

L’école maternelle joue-t-elle bien son rôle actuellement ?

L’EPS tient une place importante à l’école maternelle, comparativement à celle qu’elle a dans l’école primaire où les horaires officiels ne sont pas totalement assurés. Cela est dû à la présence d’une « salle de motricité » au sein de l’école qui facilite les mises en oeuvre mais surtout à la conscience qu’ont les enseignants-es de la nécessité de faire vivre aux enfants des expériences physiques et émotionnelles (se mettre la tête en bas, sauter, rouler, flotter, lancer, jouer avec et contre les autres…) pour assurer une découverte et une compréhension particulière et unique de l’environnement, des autres, de soi-même.
Elles sont convaincues qu’apprendre « par corps » permet d’acquérir des connaissances mais aussi des apprentissages sociaux « en acte » (en EPS, on apprend à attendre son tour, à partager, à jouer avec des règles…), des apprentissages langagiers et cognitifs (utilisation d’un vocabulaire spécifique, échanges pour jouer, dessins pour expliquer sa stratégie, représentations du corps…).

Tout va donc bien dans le meilleur des mondes de la maternelle ?
Non bien sûr, il peut y avoir des décalages entre ces intentions et les actes.
Les pratiques proposées restent diverses, mais il y a eu des progrès importants ces dernières années liés en particulier à la référence à la culture dès la maternelle.
Celle-ci a permis des progrès essentiels aussi bien du côté des savoirs à enseigner que des apprentissages à effectuer. Elle a posé aussi de manière nouvelle le rôle de l’enseignant-e dans le pilotage des apprentissages.

Selon les recommandations des programmes avant 2002, les enseignants-es faisaient des « activités » : des jeux, des rondes, des parcours avec du « petit matériel » ou du « gros matériel ». Dans ces parcours notamment, les actions des enfants sont au départ (en petite et moyenne section) tellement globales qu’on a l’impression qu’elles sont transversales à toutes les pratiques physiques et sportives et qu’il n’y a pas lieu de faire référence aux pratiques sociales pour des enfants si jeunes. Par exemple, sauter en contrebas : à quoi cela sert-il de savoir si c’est plutôt de l’athlétisme ou de la gymnastique ? si l’enfant saute, n’est-ce pas suffisant ? Lancer une balle, c’est aussi bien pour préparer au sport collectif, qu’à l’athlétisme ou à la gymnastique rythmique, on différenciera « plus tard ». Marcher sur une poutre, être en quadrupédie : c’est autant de l’escalade que de la gymnastique !

Certes, mais cela pose des problèmes aux enfants qui ne donnent pas très longtemps du sens à ces parcours et des problèmes aux enseignantses qui voient 25 réponses différentes, disent qu’elles enseignent « l’équilibre» et ne voient pas bien comment faire progresser les élèves. Elles changent donc le parcours au bout de quelques séances quand les enfants s’ennuient et/ou commencent à faire les fous dans cet espace trop connu.

Faire référence à la culture pour mieux apprendre a été l’enjeu des programmes de 2002. Comme le dit Élisabeth Bautier : « La culture existe avant le sujet, pas sans les sujets bien sûr ; quand un enfant arrive au monde, elle est déjà là. Et c’est avec cette culture qu’il peut se construire. Il existe des références extérieures à soi, et extérieures à ce qui se joue dans l’ici et maintenant de la classe. Si dans le milieu familial, l’enfant peut être considéré pour lui-même, à l’école, on peut le confronter à un « au-delà de lui » élaboré dans l’histoire de la culture ».

Faire référence à une activité physique et sportive – construire des savoirs qui ont une signification sociale – qu’est-ce que ça change pour l’élève, les élèves ?

Du point de vue de la compréhension du but du jeu et de l’émergence d’un projet collectif
Faire référence à l’escalade ou la gymnastique se traduit concrètement par des « parcours » ou des « ateliers », mais pour un même parcours où il faut traverser une poutre ou une planche étroite, cela change tout de dire à un enfant : tu es un petit alpiniste, tu vas prendre des chemins de plus en plus difficiles pour arriver au sommet ou de lui dire tu es un petit acrobate, tu fais un exploit pour les spectateurs en faisant une figure au milieu de la poutre.

Dans un cas, il va se concentrer sur son cheminement : je pars de tel endroit, je vais ensuite passer par l’échelle, puis par la planche, pour aller décrocher l’étiquette de l’hélicoptère. Si je ne suis pas fatigué, j’irais décrocher la lune. II vit une véritable expérience d’escalade en toute sécurité, il cherche à se dépasser en faisant une performance (scolaire) de plus en plus grande 1.

Dans le cas de l’acrobate, le sens du progrès est tout autre, il doit traverser la poutre pas seulement pour arriver au bout mais pour épater les spectateurs. Il doit donc se concentrer sur la figure qu’il va faire (lever une jambe, s’accroupir, se mettre en appui sur ses mains…), il cherche à perturber volontairement son équilibre pour faire une figure de plus en plus difficile.

Sur le même aménagement matériel, notre petit alpiniste n’a pas les mêmes émotions, n’a pas le même rapport aux autres, ne se concentre pas de la même manière sur son corps et ne développe donc pas les mêmes compétences que notre petit acrobate.

Du point de vue de son rapport à l’apprentissage

Dans ce milieu qui représente une forte contrainte, l’enfant va adapter son comportement, mais pour réussir, il va devoir le transformer. Par exemple, accepter d’être en appui sur ses mains pour « faire l’ours », action qu’il refuse au départ parce qu’elle perturbe trop son équilibre.

Cela modifie profondément le rapport de l’élève à l’apprentissage. Il apprend que, pour apprendre, il est normal de faire des essais et des erreurs. Il apprend qu’il est normal d’hésiter pour faire l’ours parce que c’est (un peu) dangereux, normal de tomber de la poutre avant de réussir. Comme il est normal de boire (un peu) la tasse à la piscine, normal de se tromper de chemin en course d’orientation, normal qu’il y ait des bousculades dans un jeu collectif quand on est centré sur le ballon, etc. Cela paraît une banalité, mais ce n’est pas évident pour un petit de savoir que la solution viendra de lui, de son travail à lui. Cette attitude n’est pas spécifique à l’EPS mais elle est sans doute plus facile à percevoir en EPS parce que le résultat de l’action est facilement identifiable : j’ai sauté ou pas, je suis arrivé sur les fesses/accroupi/debout, en l’air j’ai eu le temps de ne rien faire/toucher mes genoux/tourner ; parce que les procédures pour réussir sont souvent observables : il a regardé devant, il a mis ses bras en haut…
Il apprend ainsi que pour réussir il faut s’entraîner. Là aussi, ça a l’air banal mais très souvent un enfant considère qu’il a réussi quand il a réussi une seule fois. Or réussir, c’est réussir toujours, à l’entraînement comme lors du spectacle, du jeu, de la rencontre.

Cette activité d’entraînement permet d’apprendre à penser sa propre activité à l’aide des autres

Les parents attribuent prioritairement à l’EPS un rôle dans la socialisation parce qu’on y apprend des jeux à règles. Cet apport est indéniable. Mais vivre ensemble ne suffit pas. En EPS, sans doute encore plus qu’ailleurs, on apprend avec les autres. Individuellement, j’ai besoin de l’autre pour savoir si j’ai réussi ou raté, pour cela je dois apprendre à l’observer avec des cri¬tères objectivés. Collectivement, nous avons besoin de chacun/e : je réussis pour moi et pour le groupe, si je rate, je fais rater le spectacle (ou le jeu…), je dois donc progresser pour moi et pour les autres. De la même manière, les rôles sociaux d’organisateur, de spectateur sont au service du collectif.

Faire référence à la culture, qu’est-ce que ça change pour l’enseignant-e ?

Une aide pour mieux identifier ce qu’il y a à enseigner
Faire référence aux pratiques sociales permet de faire le tri dans tout ce qu’il est possible d’enseigner, de ne pas confondre les différentes Activités Physiques et Sportives, de s’appuyer sur les émotions qu’elles procurent et le type d’efforts qu’elles sollicitent. Savoir que lorsqu’un enfant lance une balle pour viser (faire tomber des quilles), il ne déploie pas la même activité (le même type d’effort, le même déséquilibre, les mêmes coordinations…) que s’il lance le plus loin possible pour battre son record en athlétisme. Savoir que s’il se lance une balle à lui-même pour épater les spectateurs (GRS) il ne prend pas les mêmes informations que s’il vise un partenaire qui bouge parce qu’il est gêné par un adversaire (jeu collectif).

Cela permet de passer d’une pratique où on doit gérer des projets d’enfants très différents en même temps (comme si en littérature on étudiait 5 histoires différentes en même temps) à une pratique où l’on centre les élèves rapidement sur un sens partagé par toute la classe. Ce qui est un atout indéniable pour la gestion du groupe-classe.

Une aide pour différencier et gérer sa classe plus facilement
Sachant que le temps est compté à l’école, on ne peut tout enseigner. Il faut donc choisir ce qui vaut la peine d’être exigeant avec les élèves… et ce n’est pas la demi-page des programmes de 2008 qui va permettre ce choix !

Par exemple, en gymnastique, cela vaut la peine de faire construire l’appui sur les mains pour apprendre à piloter son corps. Mais on ne peut pas faire faire un appui tendu renversé (ATR) à un élève de PS, on peut cependant lui demander de « faire l’ours » : marcher à 4 pattes sur un plan incliné vers le bas sans poser les genoux. L’enseignant-e doit repérer que pour construire l’alignement renversé, le premier problème à résoudre est celui de l’appui sur les mains. Cela lui permet de proposer des situations très éloignées de la pratique sociale de référence sans se tromper d’APS. Cela lui permet ensuite de construire un code pour la classe dans lequel chaque élève repère son niveau de difficulté (facile : le 4 pattes, difficile : l’ours sur plan horizontal, très difficile : l’ours sur plan incliné tête vers le bas). Les enseignants-es peuvent ainsi mieux gérer les différences de niveaux au sein d’un projet collectif.

Cela permet aussi d’éviter des oppositions inutiles entre le jeu et les exercices. Dans un milieu conçu pour un but commun de spectacle (ou autre), s’exercer devient une évidence et n’est pas déconnecté du but du jeu. Cela évite bon nombre de malentendus avec les élèves. Cela permet aussi de conserver bien plus longtemps le même parcours qui peut rester stable une quinzaine de séances jusqu’à ce que les enfants aient stabilisé leurs apprentissages.

Une aide pour piloter les apprentissages
Le rôle de l’enseignant-e pendant la séance évolue. Il s’agit toujours d’aménager un milieu riche, porteur de transformations potentielles, dans lequel chaque enfant s’adapte mais comme ce milieu reste stable pendant plusieurs séances, l’enseignant-e peut mieux se centrer sur le « pilotage » des apprentissages : aider d’abord l’élève à comprendre le but du jeu, à en accepter les règles, ensuite s’attacher à faire émerger un projet d’apprentissage à partir de ses erreurs. C’est le moment le plus délicat, aider un enfant de maternelle à se poser des questions sur ce qu’il fait, les repères qu’il prend n’est pas évident pour des raisons langagières et affectives mais indispensable pour qu’il puisse ensuite « s’entraîner » en autonomie et stabiliser son nouvel apprentissage. Pour cela, le travail en classe (langage, dessin, maquettes…) est une aide précieuse.

En conclusion

Tous les enseignants et enseignantes de maternelle ne font pas encore référence aux pratiques sociales en EPS, en premier lieu parce qu’il y a une flagrante insuffisance de formation initiale et continue, mais l’évolution indéniable de ces dernières années est porteuse de transformations et de réductions des inégalités entre enfants.
Cette formation est déterminante pour fournir les outils qui ont été évoqués plus haut, mais elle permet surtout de faire évoluer leur regard sur l’interaction entre les savoirs, l’élève et les attentes institutionnelles qui sont parfois difficiles à décoder.

Les ministres qui remettent en cause l’école maternelle feraient d’ailleurs bien de suivre aussi ces formations pour apprendre qu’à la maternelle, on peut avoir des contenus exigeants qui restent fonctionnels et ont du sens pour des petits.
Que dès la petite section, les enfants entrent dans des processus d’apprentissage et ne font pas que des « activités ».
Enfin, qu’en maternelle les enseignantes ont, certes des modalités de travail différentes, mais des problèmes à résoudre de même nature que les enseignants-es des autres niveaux de classe.

  1. Un récit de pratique en escalade : http://eps.mllevans.fr/L-escalade-pour-de-vrai-en[]