Développer le métier : le collectif dans l’individu

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Activité, travail, santé, performance, collectif…
Dans une conférence donnée à l’ARIS lors de son colloque de mai 2012 à Amiens, Yves Clot, psychologue du travail, relie dans cette réflexion magistrale des termes a priori différents : Activité et travail, santé et créativité, individu et collectif.
Il s’agit pour nous d’une contribution majeure au renouvellement de la pensée sur l’activité…


Je tiens d’abord à procéder aux remerciements d’usage. Merci d’avoir pensé à moi pour venir faire cette conférence inaugurale. J’y suis sensible. J’ai accepté de le faire, parce que bien que loin des activités physiques et sportives, j’ai quelques contacts et pris quelques habitudes de discuter avec quelques collègues de ce champ. Mais, je ne sais faire que de la psychologie du travail. C’est d’ailleurs ce que je vais faire, là, mais je fais l’hypothèse que dans la conversation qui peut s’engager à cette occasion-là, vous y trouverez de quoi alimenter vos réflexions dans le domaine d’activité, puisqu’il s’agit d’activité, qui n’est pas le domaine du travail qui est un domaine qui a en commun avec le travail d’être une activité. C’est comme ça que je vais prendre la question. Mon exposé comportera trois parties.

La première partie tente de faire un peu le point ou dire comment je pose la question de l’activité comme concept, comme notion. Finalement, si on dit que le travail est une activité, si on dit que le sport est une activité, finalement c’est quoi une activité ou c’est quoi l’activité ?
Dans un deuxième temps, je vais déboucher sur une autre notion que je voudrais éclaircir pour que l’on puisse éventuellement la discuter : c’est la notion de collectif.
Et puis, le troisième moment de mon exposé sera consacré à, puisque j’ai vu que c’était une question qui vous préoccupez et qui est centrale également en psychologie du travail : le rapport entre l’individu et le collectif, la question du développement du sujet ou de la personne. Vous voyez le vocabulaire est flottant, mais en tout cas la question de la singularité du sujet après avoir posé le problème du collectif.

1- La question de l’activité

Pour cette question de l’activité, d’emblée je voudrais dire que pour moi, c’est synonyme de santé. Cela va peut-être paraître curieux, mais je pose le problème comme ça d’emblée pour que le problème soit clair. Alors évidemment, si je définis les choses comme ça, on peut être surpris et c’est pour ça que je le fais, car la conception de l’activité est souvent liée à une sorte de réalisation de la tâche. Je souhaiterai décaler cette conception et dire que santé et activité sont des synonymes potentiels. Je voudrais sur la question de l’activité aller chercher ailleurs que dans l’œuvre de Vygotski, pour attirer votre attention sur le fait qu’il y a d’autres dimensions en matière d’approche de l’activité, assez convergentes, moins connues et qui sont même un peu surprenantes. Je voulais m’appuyer sur des remarques qui ont été faites par un psychiatre catalan qui s’appelle François Tosquelles. Il est un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle et a travaillé dans les années 60 au développement de ce que l’on a appelé l’ergothérapie. Il a développé dans son travail une conception de l’activité qui me parait assez proche de celle que je me fais aujourd’hui. Pour Tosquelles, la notion d’activité c’est ce qui sert à faire la différence entre les Hommes et les animaux. Avec cette idée que l’Homme, l’Homme au sens générique, que l’Homme ne vit pas dans un milieu contrairement à l’ensemble des espèces animales. L’Homme n’est pas un animal qui vit dans un milieu, c’est un sujet qui convertit le milieu en monde. Et c’est cette conversion d’un milieu de vie en monde habitable qui définit l’activité pour Tosquelles.

L’Homme n’est pas un animal qui vit dans un milieu, c’est un sujet qui convertit le milieu en monde

Il appelle ça d’ailleurs un processus d’humanisation, manière dont le monde, le milieu est transformé en société. Il avait cette remarque initiale, qui était une sorte de méfiance par rapport à la notion d’activité, méfiance d’ailleurs que je partage : il attirait l’attention sur le piège que la notion d’activité peut créer. Il disait que dans la notion d’activité, il y a avait un risque de fétichisme. La notion d’activité pour lui s’opposait de façon radicale à ce qu’il appelait la bougeotte, et même, je le cite « tout mouvement entrepris, imposé ou proposé par d’autres que soi-même ». Vous voyez que dans la critique que fait Tosquelles dans la notion d’activité, alors même qu’il en fait le centre de gravité de son travail, il y a la critique d’une activité comme simple entreprise ou mouvement opératoire, travail d’exécution et une vraie critique, une sorte de fétichisme de l’activité, c’est-à-dire une activité comme ce qui serait observable, ce qui serait visible, mesurable et descriptible simplement de l’extérieur. Il y a d’ailleurs chez Tosquelles souvent l’idée que, on peut bouger beaucoup sans avoir d’activité, et on peut être parfaitement être immobile alors qu’on est dans une activité intense.

D’ailleurs l’hypothèse que je me fais actuellement puisque je vous vois là complètement stabilisés sans beaucoup de mouvements extérieurs et je fais l’hypothèse que vous êtes en activité sans que je puisse d’une certaine manière définir cette activité-là et finalement sans que je puisse l’observer de l’extérieur.
Tosquelles avait cette phrase que je vous cite « On peut concevoir une école comme un hôpital psychiatrique où tout le monde s’affaire, et où il se manifeste une sorte de bougeotte sans qu’aucun malade, qu’aucun enfant ne mette en jeu une activité propre ».
Vous voyez que, en ce qui concerne la psychologie du travail, il est très important de raisonner comme ça, parce que l’on peut considérer que dans le monde du travail d’aujourd’hui, la bougeotte est extrêmement importante, nous sommes tous affectés par ça. La bougeotte est extrêmement importante et il n’est pas sûr que l’activité soit si intense que cela, si on entend par activité, et là je suis précis, la capacité d’affecter son milieu par son initiative, c’est-à-dire la possibilité de transformer son milieu de travail et d’y développer un pouvoir d’agir qui laisse en dehors de soi des traces de transformation, une empreinte, une signature, autrement dit qui transforme le milieu dans lequel on vit en monde non seulement habitable, mais habité, c’est-à-dire transformé. Donc vous voyez que dans cette idée là d’activité, il y a l’idée de transformation du milieu. Ce qui est évidemment le contraire de la bougeotte puisque dans la bougeotte on peut très bien vivre durablement dans le milieu tel qu’il est et on pourrait même dire au bout du compte, comme c’est le cas dans beaucoup de situations de travail, finalement survivre dans un milieu et non pas vivre dans un milieu.
Dans beaucoup de situations professionnelles aujourd’hui, on survit dans un milieu en essayant d’y développer des opérations de travail, et si j’entends par activité cette capacité de transformation du milieu alors évidemment vivre et survivre ce n’est pas tout à fait la même chose.
Vivre pour Tosquelles, et vivre j’allais dire en milieu professionnel ce n’est pas simplement être l’objet d’une organisation, c’est être le sujet d’une organisation, c’est pouvoir transformer le lieu dans lequel on est assis.
Alors, si je me résume sur ce point-là, je dirai que l’activité humaine de travail ne consiste pas simplement à vivre dans un milieu, ça consiste à fabriquer du milieu pour vivre.
Fabriquer du milieu pour vivre, je vais être un peu plus précis, c’est au moins 3 choses à la fois. C’est développer des nouveaux objets d’activité, développer de nouveaux destinataires de l’activité et développer de nouveaux instruments de l’activité.
On pourrait dire qu’il y a activité en situation de travail lorsque les sujets sont placés en position de développer de nouveaux objets d’activité, de nouveaux destinataires et de nouveaux instruments de l’activité. Et à ce moment-là, on peut le dire légèrement autrement, ils ne vivent pas dans un milieu, ils fabriquent du milieu pour vivre. C’est la condition de la santé.
Du coup, je vais utiliser une définition de la santé pour vous montrer à quel point pour moi les questions sont quasi synonymes. Si on considère que la santé c’est l’absence de maladies, ce qui évidemment est une partie de réalité, ce que je vais dire maintenant n’a pas de sens. Par contre, si on regarde la manière dont Georges Canguilhem a posé le problème de la santé, vous verrez que cela a à voir avec la conception de l’activité que je viens de développer. Alors la santé pour Canguilhem c’est la chose suivante. Il répond à cette question toute simple : comment je me porte ? Et Canguilhem répond à cette question en trois items. Je me porte bien lorsque je porte la responsabilité de mes actes. Ainsi, paradoxalement on se porte bien lorsque l’on porte quelque chose. Je me porte bien lorsque je peux porter la responsabilité de mes actes.
Deuxièmement, je me porte bien lorsque je peux porter des choses à l’existence. Évidemment, Canguilhem joue avec le mot « porte » vous voyez bien, que je peux porter des choses à l’existence, là c’est très utile parce que ça signifie que la santé a à voir avec la capacité d’exister hors de soi. C’est-à-dire de laisser en dehors de soi les traces dans un milieu, de laisser en dehors de soi comme je le disais tout à l’heure une empreinte ou une signature.
Lorsque je peux d’une certaine manière sortir de moi, alors paradoxalement je me porte bien. Vous voyez que c’est une conception de la santé qui n’est pas égocentrique.
Et puis dit Canguilhem, troisième définition, je me porte bien lorsque je peux créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. Vous voyez qu’ici on n’est pas dans une conception de la santé comme absence de maladies. On est dans la santé comme capacité d’affecter son milieu par son initiative. On est dans la santé comme capacité à créer entre les choses des liens qui ne leur viendraient pas sans moi.
À partir d’un moment où, dans un milieu de travail les choses se mettent à avoir des rapports indépendants de moi, alors il y a un vrai risque pour la santé et je dis bien pour la santé physique et pour la santé psychique.

La psychopathologie du travail a fondamentalement à voir avec cette capacité empêchée d’affecter son milieu. Autrement dit, un lien est fait ici entre activité, santé et création. La santé a à voir avec la création, c’est-à-dire avec la possibilité de refaire le monde dans lequel on était déterminé à travailler.
Quand la création est empêchée, c’est-à-dire au fond quand la santé est interdite, alors il y a un vrai risque de décompensation en psychopathologie du travail, et on pourrait même dire d’affection du corps. On sait maintenant que les troubles musculo-squelettiques sont liés à ces activités contrariées, à ces activités empêchées. La deuxième conséquence que l’on peut tirer de là, c’est qu’il y a un lien très important entre santé, activité et efficacité et même la performance.
Dans les milieux de la psychologie du travail, ou de l’ergonomie parfois, on se fait volontiers le chantre de la défense de la santé contre la productivité, l’intensification, l’efficacité. Si l’on définit l’activité, la santé comme je viens de le faire, alors évidemment l’atteinte des objectifs, et même la performance sont des sources de santé. La possibilité de réaliser un travail qui se tient, un travail bien fait, un travail dans lequel on peut se reconnaître, qui traduit une performance, c’est quelque chose qui est fondamental pour la santé. Alors voilà où se situe le problème parce que bien souvent on veut protéger la santé des opérateurs contre l’efficacité présumée des organisations. Je soutiendrai volontiers l’idée que c’est quand les organisations ne sont pas assez efficaces, c’est-à-dire que quand le travail qui y est fait ne répond pas à des critères de qualité suffisants que la santé et l’opérateur est en danger.

Évidemment, il ne faut pas confondre efficacité ou performance avec performance financière ou rentabilité. L’efficacité, ce n’est pas simplement atteindre les objectifs qu’on nous a fixés ou que l’on s’est fixés. C’est une conception pragmatique de l’efficacité, j’allais dire une conception vulgaire de l’efficacité. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire d’atteindre les objectifs qu’on s’était fixés ou qu’on nous a fixés. Mais je dirai qu’il y a une conception dynamique de l’efficacité que je retiens volontiers, et qui rejoint d’ailleurs l’expérience quotidienne. On est efficace non seulement quand on atteint les objectifs qu’on s’est fixés ou qu’on nous a fixés, mais quand on est capable en cours de route, de se fixer de nouveaux objectifs, c’est-à-dire lorsque l’on est créatif. La création c’est synonyme de l’efficacité dynamique telle que je l’ai défini ici. Alors si on définit l’efficacité comme la création de buts, comme la formation d’objectifs, comme l’imagination au contact du réel, de possibilités d’abord insoupçonnées, alors si l’efficacité c’est ça, et je crois que c’est ça, c’est fondamentalement relié à la santé et évidemment à l’activité telle que je l’ai auparavant définie, c’est-à-dire l’idée pas simplement comme exécution de tâches, mais comme imagination et création de tâches. Voilà, c’est mon premier point, mais il y a déjà matière à discussion.

2- Le collectif

Le deuxième, c’est que si on définit les choses ainsi, c’est-à-dire un lien entre activité, création et santé, la question du travail bien fait que j’ai évoqué comme fondamental dans l’affaire c’est-à-dire pas simplement ce qui été initialement prévu, mais finalement la capacité de refaire. Si je tiens donc l’idée de performance comme centrale pour la question de l’activité et de la santé, alors on conviendra alors que la notion de performance, dans le monde du travail alors il est possible de convenir que cette question de la performance pose aujourd’hui un problème majeur. Parce que la possibilité de se reconnaître, pas simplement d’être reconnu par quelqu’un, mais plus spécifiquement la possibilité de se reconnaitre dans un travail qui tient, qui est défendable à mes propres yeux, un travail dont je puisse tirer quelque fierté, un travail qui tient debout et qui me tient debout parce qu’il est efficace, parce qu’il répond à des critères de qualités sur lesquels il y a même des règles de l’art qui me permettent de m’y retrouver. Se reconnaitre dans quelque chose est un facteur de santé, mais ce quelque chose dans le monde du travail d’aujourd’hui fait justement problème. C’est d’autant plus compliqué qu’on s’oriente vers le travail de service. Se reconnaitre encore dans quelque chose lorsque l’on est dans un travail industriel n’est déjà pas simple : se reconnaitre dans un produit, se reconnaitre dans une matière, dans un bien, c’est quelque chose qui est produit fabriqué, un outil, un matériel, c’est déjà compliqué. Mais dès qu’on passe dans le travail de service, l’enseignement en particulier ou la santé et même le commerce, la question des critères du travail de qualité se complique singulièrement.

Le travail de service c’est un travail dont l’objet c’est l’activité d’autrui. L’objet du travail du service, c’est l’activité d’autrui. Autrement dit l’activité d’un sujet. À ce moment-là, dans cet objet-là, cet objet-là plutôt est le siège d’une conflictualité, d’un conflit de critères, de valeurs, beaucoup plus importante qu’un bien matériel. Dans le travail de service, l’objet est traversé de conflits, entre quoi et quoi ? Entre, efficace ou pas bien sûr, ce qui est juste ou pas juste. J’entends juste au sens de justesse, et au sens de justice. Car avec se sont engagés des valeurs et même des conflits entre ce qui est bien et mal.
Le travail devient axiologique. Le travail de service c’est massivement ça. Alors le paradoxe c’est que, comme c’est très compliqué, comme c’est conflictuel, comme l’objet de l’activité devient controversable en lui-même, alors on a là un problème majeur. Avec quoi on contient ces questions-là ? Comment on s’y mesure dans tous les sens du terme, comment on les évalue ? C’est ici que se pose la question du collectif.

Si je résume le chapitre précédent la question de l’effort dans cette affaire-là, n’est pas le contraire de la santé. Je vais ajouter un petit mot là-dessus. Je voudrais récuser au passage, qui consiste à penser que finalement la santé, c’est moins d’effort. Or, je voudrais dire que la santé, c’est des efforts payants, et de ce point de vue là, il y a deux fatigues.
La première fatigue, c’est celle que je souhaite à tout le monde, c’est le résultat de l’effort que l’on fait et qui atteint son but, de l’effort efficace. On pourrait même dire de l’effort payant. Paradoxalement la fatigue de l’efficacité. De cette fatigue-là on se remet assez facilement après une bonne nuit de sommeil, on s’en repose bien. L’autre fatigue, est la fatigue contemporaine la plus dangereuse pour la santé, c’est la fatigue des efforts que l’on ne peut jamais conduire à leurs termes. La fatigue des activités que l’on fait sans pouvoir les réaliser, donc la fatigue de tout ce que l’on ne fait pas. La fatigue du travail ni fait ni à faire. Qu’il faudra refaire. Celle-là s’y vous y pensez un peu, elle vous assaille souvent.
Toutes ces activités non réalisées sont des activités réelles, c’est paradoxal, ce n’est pas réalisé, mais c’est très réel. C’est ce qu’on appelle une fatigue chronique dont on se remet difficilement. Donc la fatigue de tout ce que l’on ne fait pas. Comme les activités, contrariées, empêchées, refoulées, avortées… Je pense que c’est la source contemporaine de la psychopathologie du travail. Ce n’est pas en dehors de l’activité. C’est une activité contrariée, l’activité impossible. Cette fatigue, d’ailleurs au passage, je vous le signale, vous avez dû l’éprouver, c’est une drôle de fatigue, car c’est une fatigue qui empêche de dormir. Ce qui est un paradoxe, c’est même la fatigue qui réveille la nuit et qui empêche de se rendormir. Parce qu’on est en train de remarcher, de ressasser, de ruminer. Je vais donc insister sur le fait que je souhaite à tout le monde la bonne fatigue, en essayant d’attirer votre attention sur le fait qu’il y a une mauvaise fatigue. Mais que paradoxalement la mauvaise fatigue, c’est ce qu’on ne fait pas. Autrement dit c’est l’activité empêchée, c’est-à-dire l’impossibilité d’affecter son milieu par son initiative. Cette mauvaise fatigue-là est le drame du travail contemporain. C’est le mauvais objet par définition. Donc c’est l’effort non abouti.
Donc je reviens sur mon point abordé tout à l’heure, le collectif. Si la performance devient un problème, si la définition de performance dans le service devient problème, parce que justement il y a des conflits de valeurs et des conflits de critères. Si au fond il est plus difficile d’être à peu près sûr de la qualité du travail qu’on fait dans le service que dans l’industrie, c’est sans doute que les instruments d’évaluations sont beaucoup plus difficiles à trouver dans les services que dans l’industrie. Cela est extrêmement intéressant parce que cela signifie que dans les services, la notion de métier devient une question importante. Le métier, ce n‘est pas la vieille idée de corporation ou de corporatisme, le métier c’est sans doute l’instrument d’évaluation de l’efficacité, de la santé, de la performance. Alors face à cette performance difficile à analyser, difficile à cerner, difficile à définir, controversable par nature comme je l’ai dit tout à l’heure, puisque l’objet de l’activité, c’est l’activité d’autrui. Évidemment, la première règle que l’on peut trouver c’est, et je crois qu’elle est extrêmement importante, c’est la prescription. Paradoxalement dans les services comme vous le savez bien, il arrive souvent que l’on manque de prescription, que la tâche soit mal foutue si vous me permettez cette réflexion un peu ordinaire. Bien souvent les travailleurs des services dans l’enseignement, dans la santé ou ailleurs, peuvent devenir des nostalgiques du taylorisme parce qu’ils ont le sentiment que si on leur disait clairement ce qu’il faut faire, ça leur faciliterait la vie plutôt que de leur confier la tâche d’avoir à réinventer en permanence le travail qu’ils doivent faire. Donc la prescription c’est une aide précieuse surtout lorsque la prescription est organisée et conçue comme un appel à l’initiative. Surtout lorsque la tâche est incitatrice.

Donc la première ressource pour se mesurer à ce réel conflit de la performance, c’est une prescription qui tienne la route. La prescription est vue comme une vraie ressource pour se mesurer au réel compliqué de la performance. Mais en même temps c’est une dimension impersonnelle du métier. Je vais définir maintenant cette approche du métier que j’ai considéré là comme un moyen de se mesurer à cette équivoque des services si je puis dire. Premier niveau donc, la prescription, c’est très important d’avoir une dimension impersonnelle forte dans la vie. C’est même très important que dans la conception, qu’on aille jusqu’au bout d’une logique qui considère que finalement le travail, celui qu’on prescrit, n’est pas fait pour quelqu’un en particulier et donc il est impersonnel, je pense que c’est très important. Mais vous savez comme moi que dans le travail réel lorsqu’on est en contact avec cette performance difficile à réaliser, équivoque, bien entendu, le réel résiste. On ne s’en sort pas simplement avec la prescription, elle fabrique des antécédents de l’activité, mais l’activité n’est pas l’application de la prescription comme je l’ai indiqué d’ailleurs au départ. Elle n’est pas la projection de la prescription, ce n’est pas possible. Car le réel est rétif à ce processus d’activité qui serait l’application de la tâche. Ça ne marche pas comme ça.
Et donc pour se mesurer à la performance, on a besoin de quoi ? On a besoin d’un collectif de travail.
Le collectif de travail serait une sorte de cocon confortable qui serait d’une certaine manière protecteur de la santé parce qu’on serait ensemble.
Pour moi le collectif du travail ne consiste pas, c’est peut-être un paradoxe que j’aimerais discuter avec vous, mais il ne consiste pas à être ensemble. Paradoxalement, je vais le dire de manière très populaire aussi, il y a collectif de travail si et seulement si je peux encore dire à mon collègue de travail : « ce n’est pas du boulot ». Donc le collectif de travail c’est l’hétérogénéité qui permet précisément la confrontation et la controverse, sur les critères de la qualité du travail. Il y a collectif lorsque, précisément cette controverse est possible. Lorsque les critères de qualité du travail continuent à être discutés dans un milieu professionnel. Je vais même aller un peu plus loin, il y a collectif lorsqu’on constate dans des situations professionnelles, que ce qu’on ne partage pas encore, c’est plus important que ce qu’on partage déjà.
Les critères de définition de la qualité du travail sont compliqués, controversés, et donc il faut un instrument de travail. Je définis ici le collectif comme un instrument de travail, comme un outil de travail. C’est un peu comme le fil à plomb le collectif du travail de service. C’est une équerre que l’on construit ensemble dans la controverse à partir du moment où l’on considère que ce qu’on ne sait pas encore faire, c’est plus important que ce qu’on sait déjà faire. Le collectif c’est foncièrement cette hétérogénéité-là. J’allais presque dire qu’il y a collectif, lorsque ce n’est pas fini. Le collectif que je décris ici, c’est un collectif inachevé ou le conflit de critère est le centre de gravité. Un collectif inachevé ne marche pas à l’accord, l’accord c’est important, mais il y a des accords suspects dans les interventions en clinique du travail. On a l’habitude de rencontrer de drôles de situations dans lesquelles les gens sont d’accord, il y a des pactes même. Ils sont d’accord par exemple qu’au travail on parle de tout sauf du travail. C’est un accord, ce n’est pas un collectif, à ce moment-là c’est une collection. Si vous êtes d’accord avec moi, vous constaterez que dans le milieu professionnel d’aujourd’hui on a de plus en plus de collections et de moins en moins de collectifs. On est d’accord sur le fait que le travail ne se discute pas. Le collectif est défini par le désaccord et c’est du coup un instrument de travail. Le désaccord n’est pas un but, j’allais dire, le conflit organisé et réglé sur les critères de qualités du travail c’est un moyen de travailler correctement. C’est donc un moyen de civiliser le réel sur l’acte difficile de la performance et du travail bien fait que j’évoquais tout à l’heure. Donc pas de mythologie du désaccord, pas de mythologie du conflit. Mais au contraire la règle d’utiliser la différence entre les professionnels comme un moyen de voir venir le réel. Donc la différence c’est aussi un moyen de se mesurer au réel, cette hétérogénéité-là, elle est fondatrice du collectif. Alors si je veux utiliser une formule pour bien me faire comprendre, je dirais qu’un collectif de nouvelle génération n’est pas un collectif bétonné, ce n’est pas un moule. Ce collectif de nouvelle génération que j’évoque ici, c’est un collectif qui laisse à désirer. J’emploie la formule à double sens, ça laisse à désirer parce que ce n’est pas fini, inachevé, mais c’est précisément parce que c’est inachevé que chacun peut y mettre du sien. Ce collectif dont je parle là c’est ce qui permet à des professionnels d’être au diapason, sur les situations. Ce diapason de la situation si je veux le formuler de manière un peu professionnelle je dirais que c’est le genre professionnel de ce collectif-là. C’est-à-dire l’histoire collective la mémoire transpersonnelle.
J’ai tout à l’heure utilisé le terme d’impersonnel pour la prescription, ce que j’indique ici ce sont les obligations transpersonnelles que l’histoire du collectif façonne. Elles traversent différentes situations et elles se sédimentent dans un genre professionnel d’activité transpersonnelle. Je dis transpersonnelle parce que ça traverse chacun, et que c’est une histoire à laquelle chacun peut se tenir. C’est une histoire collective différente de l’histoire de la prescription, mais elle est extrêmement importante. C’est la gamme des opérations possibles dans un milieu donné. C’est le clavier élaboré ensemble, mais sur lequel chacun peut jouer sa petite musique. S’il n’y a pas de clavier commun, alors ce collectif-là, est privé d’histoire transpersonnelle, et d’une certaine manière privée aussi d’instrument de travail.

3- L’individu et le collectif

C’est ce qui me permet d’aborder mon troisième point. Paradoxalement, ce collectif hétérogène n’est pas achevé. C’est inachevé précisément parce que ça reste controversé, c’est en travail dans le collectif parce qu’il y a controverse. D’une certaine manière c’est ce qui permet à chacun d’être unique en son genre. Il y a cette idée chez Vygotski que le collectif et l’individu, ce n’est pas contradictoire, l’individu, c’est la forme supérieure du collectif. C’est-à-dire qu’on est d’autant plus singulier qu’on est capable d’avoir ce collectif en-soi même. Ce qui est intéressant dans ces situations de travail d’aujourd’hui ce n’est pas que les gens soient dans le collectif (dans des collectifs définis comme hétérogènes, controversés où ce qu’on ne partage pas encore est plus important que ce qu’on partage). Dans ce processus, ce qui se produit c’est que le collectif passe à l’intérieur de l’individu et donc c’est le collectif dans l’individu qui parait être la ressource la plus importante dans les activités professionnelles que je décrivais comme compliqué face au réel.
Le collectif dans l’individu, c’est à dire la gamme possible dont je suis comptable et que je peux utiliser pour moi même dans des situations dans lesquelles il va falloir que je sélectionne dans les possibilités que je porte en moi d’une certaine manière. C’est pourquoi je peux dire que l’individu est la forme supérieure du collectif parce que le collectif c’est d’abord la ressource de l’activité individuelle. Je vais même aller plus loin. Dans le travail, on est souvent contraint d’être seul, mais on n’est pas obligé d’être isolé. On peut avoir, et on a de plus en plus, des tâches qu’on réalise seul, et qui sont en réalité réalisées à plusieurs parce que dans le travail qu’on fait, on transporte avec soi cette histoire transpersonnelle qui a été décrite tout à l’heure. Donc c’est un drôle de collectif, c’est un collectif qui rend capable d’être seul.

J’ai défini donc le métier sous 4 registres différents :
– l’impersonnel de la prescription (très important)
– le transpersonnel de l’histoire collective (lié au sentiment de vivre la même histoire)
– le personnel parce qu’il n’y a pas de métiers qui ne soient pas strictement personnels. On sait même à quel point l’exercice d’un métier est intime, dès lors d’ailleurs qu’en situation de travail on veut observer quelqu’un qui travaille, on voit bien à quel point il est affecté par l’observation même. C’est-à-dire qu’au fond, il est touché dans son intimité professionnelle.
– l’interpersonnel parce qu’il n’y a pas d’activité en solo et que toute activité est adressée, que ça soit à son collègue de travail ou à sa hiérarchie.

Au fond ces instances sont des ressources différenciées et on peut imaginer qu’un métier est vivant et qu’il conserve sa vitalité lorsqu’il est capable de supporter la conflictualité entre ces quatre registres-là. La possibilité de se mesurer à la conflictualité de ces registres rend le métier vivant et le métier n’est vivant que s’il circule dans ces registres-là, entre ces registres lorsque chacun des registres est une ressource pour l’autre.

Faire vivre un métier de ce point de vue là n’est pas simple. Je crois que c’est très important dans les travaux de services et on pourrait dire que la santé consiste aussi à être comptable de cette vitalité professionnelle du métier compris comme cela.
Dans ce cadre-là, le collectif (que j’ai indiqué comme très important) n’est qu’une dimension du métier. Voilà donc comment est définie l’architecture du métier surtout dans le travail de service, d’autant plus important dans le travail de service. Du coup je termine par cette question du développement de la personne, du développement professionnel de la personne.

Pour essayer de traiter ce problème, je vais prendre l’exemple de l’entrée dans le métier, ce qu’on peut appeler la question du novice. Cette question du novice est très importante à la fois pour les anciens et pour les novices, mais elle est aussi très importante pour que le métier reste vivant. C’est le problème de la transmission entre générations.
Quand on entre dans le métier, il faut que le métier rentre, mais il ne rentre pas si facilement que ça. Et le novice entre dans le métier avec une ressource essentielle qui est celle de la prescription. On entre dans le métier lorsqu’on est novice par l’impersonnel. L’activité professionnelle du novice est d’abord massivement impersonnelle : quand on entre dans une situation qu’on ne connaît pas, avec des collègues de travail qu’on ne connaît pas, avec une histoire qu’on ne connaît pas, mais avec une formation qu’on a eue. Et bien on se sert d’abord des ressources de la tâche et de la prescription. Et d’ailleurs, c’est tellement vrai que beaucoup d’anciens qui voient des novices arriver aiment bien faire de l’humour avec cette sorte de maladresse du novice qui au fond fait comme si la réalité, c’était la prescription.
Les anciens ont souvent le tort de se moquer du novice qui, au fond, n’a de ressources pour travailler que celle que la prescription lui donne : l’impersonnel.
Mais le novice fait rapidement l’expérience qu’entre la prescription impersonnelle et la réalité du travail, il y a un monde. Et que bien souvent la prescription qui est sa ressource est un échec dans la réalisation de l’activité. Donc il fait rapidement l’expérience de la fragilité des ressources impersonnelles du métier. Surtout cette expérience-là, il l’a fait lorsqu’il commence à s’apercevoir que l’activité personnelle des uns et des autres dans la situation est très différente et que s’il commence à observer, il fait l’expérience qu’entre les collègues il y a des différences considérables. Et dans cette comparaison-là, il fait l’expérience de ce que le métier a d’interpersonnel. Donc en difficulté dans son activité face aux limites des ressources impersonnelles, le novice mobilise les ressources interpersonnelles du métier par comparaison entre les professionnels. C’est une expérience quotidienne que tout le monde a faite quand il est rentré dans le métier.

Il y a une contradiction qui s’ouvre ainsi chez le novice entre le personnel et l’interpersonnel et l’impersonnel. Et l’apprentissage se fait en distinguant les collègues entre eux (en les distinguant les uns des autres). Et petit à petit, ce qui se fait dans cette comparaison, c’est une décantation.
C’est en comparant les anciens entre eux que le novice fait l’expérience des différences fondamentales, mais aussi de nombreux raccourcis génériques, de sous- entendus génériques, des choses qu’on ne dit pas, mais qu’on fait, de rébus qui sont précisément le genre professionnel évoqué tout à l’heure : ce transpersonnel qui « transpire » entre les professionnels. Petit à petit, en comparant ses collègues entre eux, le novice fait l’expérience et décante le transpersonnel par comparaison. D’une certaine manière il s’approprie l’histoire collective, non pas parce qu’on la lui transmet, mais parce qu’il le redécouvre entre les professionnels par comparaison. C’est comme ça que le novice s’approprie le transpersonnel.

Petit à petit, on pourrait dire il y a une appropriation de l’impersonnel dans cette trajectoire, de l’interpersonnel, du transpersonnel qu’on découvre parfois à ses dépens. Et dans cette trajectoire-là, c’est simplement au bout du compte que le novice peut devenir personnel.
On est personnel dans l’apprentissage d’un métier à la fin. C’est-à-dire qu’on est personnel lorsqu’on s’est approprié, qu’on a digéré, intériorisé les registres du métier.
À la fin on est personnel, on se sent comptable de l’histoire du métier qu’on s’est approprié, souvent à ses dépens, de la dimension interpersonnelle. On est donc personnel à la fin.
C’est capital parque que c’est ce qui permet de voir à travers la trajectoire du novice à quel point le collectif et l’individu ne s’opposent pas. On est très singulier lorsqu’on est chargé de cette histoire qu’on a traversée et à l’égard de laquelle on est capable de prendre ses libertés. Le développement professionnel de la personne est un processus compliqué qui ne commence pas par la personne, mais qui finit par la personne. Donc la singularité du sujet professionnel, c’est le résultat de la digestion de la prescription, de l’histoire collective. C’est seulement lorsqu’on est vraiment personnel, en ce sens-là, c’est à dire habité et comptable, que d’une certaine manière on a la force et la puissance d’agir sur la prescription. Là on s’aperçoit à la fin, lorsqu’on est novice et qu’on est devenu un peu moins novice, un peu plus expert, à quel point l’impersonnel est personnel, à quel point la prescription a beaucoup d’avantages et est absolument indispensable comme instrument, mais en même temps à quel point elle ne peut rester vivante que si d’une certaine manière j’y apporte ma contribution en la transformant à l’aide du travail collectif.

Paradoxalement, le métier est rentré quand on est capable d’en sortir. C’est à dire au fond quand il est de nouveau l’objet de mon initiative. Au moment où je suis le plus personnel, d’une certaine manière je suis capable d’agir sur l’impersonnel, précisément parce que je porte en moi l’histoire que j’ai traversé et qui peut devenir pas seulement un moyen pour moi de développer mon activité, mais qui peut surtout devenir l’objet de mon activité pour qu’elle soit transformée. Il y a sur la question du développement professionnel de la personne une option forte : c’est capital de devenir très personnel. Pas seulement capital pour soi-même, mais capital pour le métier également. Parce que l’expert c’est celui qui est en capacité non seulement d’être du métier et de faire le métier, c’est-à-dire de le réinventer. Donc c’est très important de devenir, si possible, un expert du métier très personnel. Vous savez bien que dans les milieux professionnels, quand on veut désigner un expert, on ne désigne pas seulement celui qui fait comme tout le monde, on désigne celui qui, parce qu’il a fait le tour de ce que tout le monde est capable de faire, le tour de la question, il est capable de prendre des libertés avec le métier.

Pour conclure, je vais insister sur le double sens de l’expression, prendre des libertés avec le métier, c’est être capable de mobiliser les ressources du métier pour sa propre activité personnelle, toutes les ressources (la prescription, le transpersonnel, le genre, la tâche…), mais c’est aussi prendre les libertés avec, c’est-à-dire pouvoir s’affranchir des routines du métier et du genre professionnel en développant le style de sa propre action.