Contribution de Jean-Christophe Mignier suite à la lecture du Contre Pied “Badminton”

Temps de lecture : 9 mn.

La lecture de Contre Pied Hors Série n°8 de Janvier 2014 a particulièrement mobilisé mon attention.
J’y réponds par cette contribution dont j’espère qu’elle suscitera curiosité, intérêt et/ou questionnement.

Paradigme, système et modèle.

Un modèle synthétise et formalise un système multidimensionnel permettant sa compréhension et celle des interactions entre ses diverses composantes. Un modèle est sous-tendu par une idée générale, un paradigme, qui détermine un mode de pensée.
Un modèle est une représentation d’une réalité. Changer sa représentation transforme une réalité, changer de paradigme organise un autre mode de pensée.
« …Dans l’action, la représentation de ce que l’on veut faire (le modèle que l’on a de son action future et de ses conséquences possibles) précède les situations déterminées par cette action… ».[[« …S’élever pour mieux voir, relier pour mieux comprendre, situer pour mieux agir… » (J.de Rosnay-le macroscope).]]

Modélisation.

Des fédérations (natation et canoé kayak en particulier) ont entrepris depuis longtemps un changement de paradigme et élaboré des modèles se traduisant directement en résultats compétitifs au niveau mondial.
En badminton, un changement paradigmatique s’impose. Le modèle physique-technique-tactique-mental a eu le mérite d’exister et d’aider bon nombre d’entraîneurs à étayer leur conception de la performance dans les activités sportives. Il montre ses limites, au regard de nouveaux paradigmes scientifiques, et des niveaux d’expertise qu’il engendre. Ce modèle directement inspiré du paradigme de réduction, simplification, disjonction est aujourd’hui insuffisant à rendre compte de la complexité de l’activité et doit être remplacé par un modèle prenant en compte les dimensions fondamentales de l’activité. De multiples facteurs existent, à un niveau subalterne, comme sous-produits des composantes majeures. La hiérarchisation des dimensions est une exigence essentielle de la modélisation.

Je vous propose un méta-modèle (une représentation d’une réalité) qui englobe, enrichit et dépasse les connaissances, modèles et représentations antérieurs de l’activité. J’avais élaboré ce modèle pour le badminton il y a une quinzaine d’années au Pôle Espoir Badminton du Creps de Toulouse. Je l’utilise aujourd’hui quotidiennement en EPS pour les activités de la CP4, particulièrement l’ultimate et la savate, en club pour la savate. Le modèle s’adapte efficacement et convient à tous les sports d’opposition avec ou sans contacts (rugby-ultimate), individuels ou collectifs (badminton-basket), directs ou alternatifs (savate-volley).

Le modèle se compose des cinq dimensions suivantes :

– le règlement : le cadre de l’action
– l’opposition : la condition de l’action
– l’incertitude : le sens de l’action
– la variété : le moyen de l’action
– l’accélération : le principe de l’action

Le règlement :

Le règlement caractérise une activité.
Le règlement restreint la liberté par ses contraintes et ouvre un espace de liberté spécifique sous l’influence de ces contraintes.
Chaque activité est unique, le règlement détermine la singularité du jeu et le distingue de tout autre.
Aucune pratique en dehors de ce cadre strict ne peut s’identifier à l’activité sauf à y adjoindre : mini, loisir, plage, handi, scolaire, etc., ou la renommer.

Résumé (cf. Règlement fédéral) :
Le badminton consiste à envoyer un volant
…à l’aide d’une raquette…
…par-dessus un filet…
…dans un espace défini…
…et autres contraintes…
…de telle sorte qu’il touche la surface adverse considérée ou que l’adversaire commette une faute…
…un certain nombre de fois…

Concrètement, le règlement définit le but et l’environnement des contraintes stables, identifiables et invariables de l’action.

L’opposition :

L’opposition génère l’activité.
L’opposition est la matrice de l’activité et le moteur de l’action. L’activité latente contenue dans le règlement se révèle par l’action grâce à l’opposition. L’opposition s’incarne dans les adversaires qui la déploient. Les adversaires forment un partenariat à travers lequel se créé l’activité, en s’opposant dans l’action. Ils sont alter ego, indispensables l’un à l’autre, avec l’action comme mode de réalisation de l’activité. L’activité est co-création, coopération, l’opposition le catalyseur.

Chacun joue avec un adversaire, contre un adversaire, grâce à un adversaire.
L’opposition produit une co-dépendance absolue : toutes les actions de l’un sont soumises aux conditions que son adversaire impose en s’opposant dans le cadre du règlement.

Concrètement, l’opposition détermine les conditions dans lesquelles se déroule l’action.

L’incertitude :

L’incertitude est l’incapacité de prévoir le futur.
L’accroissement de l’intervalle de temps considéré réduit la prédictibilité d’un évènement.
La probabilité qu’un évènement se réalise confine au hasard concernant les intentions des joueurs, chacun devrait deviner la pensée de l’autre et celle que l’autre a de sa pensée.
L’incertitude est l’antithèse radicale de l’anticipation et du projet. La vigilance s’estompe favorisant un déficit d’attention, la pensée s’encombre d’un futur hypothétique aléatoire négligeant la perception d’indices et d’informations pertinentes pour agir efficacement au présent. L’incertitude est le projet.
L’incertitude se réduit en captant le maximum d’informations significatives sur l’adversaire avant de prendre la décision pour prendre la décision. L’incertitude augmente avec l’aptitude à déclencher l’action en délivrant le minimum d’informations à l’adversaire.
Toute action commencée échappe à son seul auteur. Il n’a plus de prise sur son déroulement. Une action doit être imprévisible, illisible, surprenante.
L’incertitude est le bouillon de culture de l’insécurité, de l’immédiateté, de l’originalité, de l’improvisation et de l’opportunisme de l’action.

Concrètement, l’incertitude attend l’inattendu et provoque l’inattendu de l’action.

La variété :

La variété est le catalogue exhaustif des différences.
Le « même » ne se reproduit pas à l’identique, le contexte induit par le jeu fluctue invariablement.
La variété installe la répétition du même dans l’aléa et introduit l’aléa dans la routine. Toute action engagée est une nouvelle action, tout geste entrepris est un nouveau geste. Deux actions semblables se déploient dans des conditions dissemblables.
L’action est une création-recréation permanente. Dans le contexte aléatoire et imprévisible de l’action, le déjà vu se réinterprète, s’aménage, se corrige, se module, s’adapte à la nouvelle situation. Les actions les plus improbables sont progressivement initiées, réalisées, intégrées. Chaque point de la surface adverse fait cible en toute circonstance. Chaque trajectoire potentiellement efficace peut être envisagée dans tout contexte de jeu.
La variété rénove, innove, invente et construit du nouveau avec le connu pour enrichir le connu et entreprendre une action opportune dans un scénario méconnu.
Concrètement, la variété alimente l’inépuisable réservoir de l’action.

L’accélération :

L’accélération provoque la variation de la vitesse.
L’accélération permet l’analyse d’une action décomposée en séquences successives qui associe vitesse et temps (m/s2) ; la vitesse associe distance et temps (m/s). L’accélération est positive ou négative (décélération).
L’accélération recouvre tous les champs physiques de l’activité : déplacements, productions de coups, trajectoires du volant…
Une action enchaîne et combine des accélérations.
L’accélération allonge ou raccourcit la distance de l’action dans un temps donné, augmente ou réduit le temps de l’action pour une distance donnée. L’accélération augmente ou diminue le temps et la distance de l’action pour un même effet (déplacement tête de raquette) ou des effets distincts (trajectoires).
L’accélération donne du temps pour prendre des informations sur l’adversaire avant l’action et organiser l’action en fonction des conditions perçues.
L’accélération limite le temps de prise d’information pour l’adversaire en retardant le déclenchement de l’action.
L’accélération réduit le temps d’organisation de l’adversaire pour s’adapter aux conditions de l’action en réduisant la durée de l’action.
Une action engagée peut être modifiée, infléchie ou réorientée sous l’influence d’une accélération de sens différent.
Toute accélération positive est suivie d’une accélération négative pour arrêter l’action. L’accélération est grande consommatrice de puissance et d’énergie.
L’accélération est le point cardinal biomécanique, bioénergétique, biophysique et bio-informationnel de l’action.

Concrètement, l’accélération organise le déclenchement, la conduite et l’arrêt de l’action.

J’en ai terminé avec l’exposé succinct de ce modèle qui éclaire l’activité d’un jour sensiblement différent. J’ai évité les écueils de la narration chronologique a posteriori et ceux de l’inventaire descriptif de formes et d’états a priori de l’action qui fourvoient la pensée dans des impasses, pour me centrer sur les processus dynamiques simultanément mis en œuvre dans l’action. Je vous invite à essayer ce modèle, à vous l’approprier.
Ce modèle est directement exploitable en situation d’apprentissage ou d’entraînement : la situation mobilise le cadre, la condition, le sens, le moyen, le principe de l’action, lesquels de ces leviers, dans quelle mesure ?

A vous de jouer… et de trouver la mesure !

Le Badminton – Modèle de l’action.

-Le cadre de l’action : le règlement.
Le règlement définit le but et l’environnement des contraintes stables, identifiables et invariables de l’action.

-La condition de l’action : l’opposition.
L’opposition détermine les conditions dans lesquelles se déroule l’action.

-Le sens de l’action : l’incertitude.
L’incertitude attend l’inattendu et provoque l’inattendu.

-Le moyen de l’action : la variété.
La variété alimente l’inépuisable réservoir de l’action.

-Le principe de l’action : l’accélération.
L’accélération organise le déclenchement, la conduite et l’arrêt de l’action.

Jean-Christophe Mignier – Professeur d’EPS. BEES 2° Badminton.

… La technique, ce qui est connu à l’avance, est un ensemble d’instructions programmées qui, quand apparaissent les conditions spécifiques de son exécution permet le déclenchement, le contrôle d’actions définies et coordonnées pour arriver à un certain résultat.
La tactique comporte, comme la technique, le déclenchement d’actions coordonnées. Mais à la différence de la technique, elle se fonde sur des décisions successives prises en fonction de la situation, ce qui peut entraîner des modifications dans la chaîne, des actions prévues. Autrement dit, la tactique se construit, se déconstruit, et se reconstruit en fonction des évènements, aléas, contre-effets, réactions perturbant l’action engagée. La tactique suppose donc l’aptitude à entreprendre une action dans l’incertitude et intégrer l’incertitude dans la conduite de l’action. La tactique nécessite compétence et initiative.
La technique et la tactique sont complémentaires et opposées
Tout d’abord, l’opposition technique/tactique saute aux yeux. La technique constitue une organisation prédéterminée de l’action. La tactique trouve des recours et des détours, opère des retournements et des détournements. La technique effectue la répétition du même, c’est-à-dire a besoin de conditions stables pour son exécution. La tactique est ouverte, évolutive, affronte l’imprévu, le nouveau. La technique n’improvise ni n’innove. La tactique improvise et innove. La technique ne peut subir qu’une dose faible et superficielle d’aléas et d’obstacles dans son déroulement. La tactique se déploie dans les situations aléatoires, utilise l’aléa, l’obstacle, l’adversité pour arriver à ses fins. La technique ne peut tolérer qu’une dose faible et superficielle d’erreurs dans son fonctionnement. La tactique tire profit de ses erreurs (pour s’améliorer) et des erreurs de l’adversaire (pour l’y fourvoyer). La technique nécessite contrôle et vigilance. La tactique nécessite non seulement contrôle et vigilance, mais à tous moments compétence, initiative, décision.
Dans un sens, technique et tactique s’opposent absolument : le moment technique et le moment tactique s’excluent l’un l’autre. Mais dans un autre sens, ils se succèdent, se combinent, se complètent l’un l’autre. Toute action constitue en fait un mixte variable de tactique et de technique. Les séquences d’action comportent des segments programmés et des segments ouverts, où intervient la tactique. La pratique du joueur passe, en cas d’imprévu, de la technique à la tactique et en cas de routine de la tactique à la technique. Toutefois, bien des comportements de joueurs sont prisonniers d’une technique sans pouvoir inventer une tactique, ce qui nous indique qu’il est plus aisé de passer de la tactique à la technique que de la technique à la tactique.
Une technique peut prévoir dans son déroulement des moments tactiques et une tactique peut inclure dans son déroulement des parties techniques. Le jeu est un recommencement variable et invariable à la fois. Toute perturbation dans le jeu provoque en réponse une initiative tactique qui trouve un nouveau moyen, une nouvelle voie pour réaliser les finalités techniques et qui supposent une intervention tactique. Les comportements des joueurs sont des opérations, les unes ou prédomine le caractère technique programmé, les autres où prédomine l’improvisation tactique. Bien des actions stéréotypées sont des tactiques devenues techniques.
Technique et tactique se combinent l’une l’autre. La complexification de la technique, loin d’éliminer toute tactique, multiplie les possibilités de suspendre la technique au profit d’une initiative tactique, prévoit et organise les conditions de passage à la tactique. Le développement des tactiques, loin de supprimer les techniques accroît les possibilités d’utiliser des séquences techniques programmées, qui économisent énergie, temps, attention et permettent le plein emploi des compétences tactiques sur les points et les moments décisifs. Toute notion tactique demeure plus riche, plus ample, plus fondamentale que celle de la technique. Les techniques naissent d’une tactique et non l’inverse. Ainsi, le succès d’une tactique inventive créé les conditions de stabilité et de protection qui permettent de la répéter, et devenue répétitive et routinière la tactique devient technique. Par ailleurs, le choix d’une technique ou d’une tactique relève d’un choix tactique. Au niveau de la conduite du joueur, le moment d’adoption et d’abandon d’une technique dépend en premier et dernier lieu de l’initiative tactique. L’intelligence tactique sait faire l’économie de la tactique, en utilisant autant que possible l’automatisation de la technique, mais elle sait abandonner à tout moment la plus assurée des techniques… 

Extrait d’un article de 1999 publié par la commission nationale de formation de la FFBa. Jean-Christophe Mignier – BEES 2 Badminton. (d’après E.Morin, la méthode)