Unité du football

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Pierre Arrighi est chercheur, enseignant à l’université d’Amiens, à l’UFR d’art. Il est aussi journaliste. En distinguant ce qu’il appelle foot Fifa et foot contextuel il veut faire la démonstration de leur profonde unité, pointant ainsi les limites de certains discours.

Les footballeurs des grands stades et les jeunes qui s’affrontent dans la rue et dans les parcs jouent-ils au même jeu ?

Johan Huizinga a été le premier à opposer football de rue et football des stades. Dans son célèbre Homo Ludens (1938), il définissait le premier comme un jeu, le second comme un sport, tyrannisé par la performance, la compétition et le résultat.
L’idée d’une différence de nature entre jeu de rue et jeu des stades revient aujourd’hui dans de nombreux articles académiques. Cependant, on note deux camps : pour certains, le football de rue ne peut résister à l’emprise négative du grand football ; pour d’autres il s’est différencié totalement du jeu des stades, et il est devenu autre chose.
Nous nous opposons à toutes ces thèses. Le football de haut niveau est, pour nous, avant tout une culture et un art. C’est aussi et toujours un jeu. La star, le plus grand des joueurs reste un « joueur » de foot. Nous pensons par ailleurs, que le football des parcs et des rues est fondamentalement le même que celui des stades : il applique les mêmes règles, il développe des tactiques, il vise le but et la victoire. Aussi exploite-t-il à merveille un des attributs majeurs du football de tous les temps : la plasticité. Nous plaidons donc pour la reconnaissance de l’unité du football, et considérons que la grande richesse de cette activité est toute aussi présente dans la rue et dans le grand stade.


« Considérons que la grande richesse de cette activité est toute aussi présente dans la rue et dans le grand stade. »

Quelques définitions

Nous désignons football classique l’ensemble des pratiques du football que les joueurs eux-mêmes considèrent comme faisant partie du football association traditionnel. Le football classique inclut donc aussi bien la finale de la Ligue des Champions que le match 3 contre 3 dans une cour de récréation avec une balle de fortune. Ne font pas partie du football classique les jeux de balle au pied utilisant d’autres règles, d’autres logiques et ayant d’autres buts (tennis-ballon, jeu du taureau, jonglages, etc.).
Le football classique compte deux catégories : le football Fifa et le football contextuel. Le football Fifa englobe tous les matchs qui appliquent les lois du jeu publiées par la Fifa, qu’il s’agisse d’un match de championnat ou d’une rencontre entre équipes de quartier. Le football contextuel comprend tous les matchs qui adaptent les lois officielles au contexte matériel et humain disponible (match dans un parc, à la plage, etc.).
Le football Fifa se plie à la réglementation fixée par le football international. Le football contextuel suit une réglementation contextuelle définie par les joueurs eux-mêmes, qui reste qualitativement fidèle aux règles de la Fifa et exclue l’invention de règles nouvelles.

Existence du football contextuel

On entend dire que le football contextuel n’existe plus. Il est vrai que le football de rue a reculé du fait de la circulation automobile… Cependant, le football contextuel n’a cessé de se déployer un peu partout, dans les parcs, places, cours, quartiers, parkings, mini-stades, plages, etc. Le livre de photos de Levon Biss, One Love, suffit à prouver la vitalité du football contextuel dans le monde entier, à Santos comme à Moscou, à Cuzco comme à Osaka, sur la terre rouge, sur la neige ou dans une ruelle de bidonville.
Le football contextuel est cimenté par le sentiment qu’ont les acteurs de l’unité fondamentale du football classique. Ce sentiment s’appuie sur un fait objectif : les règles de jeu d’une finale de Coupe du Monde sont qualitativement identiques à celles du petit match joué dans un parc.

Ajustement quantitatif des règles par le football contextuel

En matière de règles, les différences entre le football Fifa et le football contextuel sont exclusivement d’ordre quantitatif. Le football Fifa se charge des grands matchs sur les grands terrains. Le football contextuel s’occupe des petits matchs sur les petits terrains. Les footballeurs contextuels ajustent les variables quantitatives (taille, nombre, durée, distance, intensité, remises en jeu etc.) dans le but de préserver la qualité des règles du football classique dans un contexte humain et matériel donné.
Les ajustements quantitatifs mis en œuvre par le football contextuel touchent tous les paramètres: taille et forme de terrain, nombre de joueurs, largeur et hauteur des buts, modalités des coup-francs, distance du penalty, etc. La taille et la hauteur d’un but varient en fonction de la taille et l’âge du gardien.

Une seule loi Fifa est écartée du jeu contextuel : le hors-jeu. Et ce pour des raisons pratiques : son application nécessite un grand terrain, des lignes et des arbitres. En contrepartie, les joueurs contextuels mettent en place des règles dont l’effet est équivalent : la limitation de la distance et/ou de la puissance pour marquer un but, l’utilisation de buts réduits, etc.
Indéniablement, les lois Fifa déterminent le jeu contextuel. Mais il arrive aussi que les règles contextuelles soient reprises par la Fifa. L’interdiction faite au gardien de saisir le ballon avec ses mains en cas de passe en retrait d’un coéquipier le transforme ponctuellement en gardien volant, comme dans la rue.

Plasticité quantitative des règles Fifa

Contrairement à ce que l’on croit, les règles du football Fifa sont d’une grande plasticité quantitative. Le terrain peut être naturel ou artificiel. Sa largeur peut varier de 45 à 90 mètres. Sa longueur de 90 à 120 mètres. Les poteaux peuvent être ronds, carrés, rectangulaires ou elliptiques. Leur épaisseur comprise entre x et 12 cm. L’épaisseur de la ligne de but est fonction de l’épaisseur des poteaux. La pression du ballon varie du simple au double. Un seul arbitre est obligatoire.
Quant au nombre de joueurs sur le terrain, il doit être compris entre 7 et 11. Mais trois remplacements tactiques sont possibles depuis 1995-96 pour un match amical. De ce fait, le nombre de joueurs éventuels est compris entre 7 et 17.
La plasticité quantitative de la loi Fifa a pour objectif de favoriser la transportabilité du football dans le Monde. Cette plasticité quantitative caractérise donc la totalité du football classique. Football Fifa et football contextuel présentent une unité qualitative des règles et une unité aussi sur le plan de la plasticité quantitative. Il y a donc unité fondamentale du football classique.

Des différences qui n’existent pas

Pour certains auteurs, le football contextuel est insouciant, dépourvu de volonté de gagner, étranger à la pensée tactique. Ces affirmations ne se vérifient pas dans la réalité. Vouloir gagner est le propre de tout joueur de football. Marquer des buts est la règle première du jeu, le moteur de son intelligence.

Quant à la tactique, dans la rue, pas d’entraîneur, pas de tableau noir. Mais, faut-il le rappeler, selon la Fifa, l’entraîneur, invention tardive, n’est pas obligatoire.
L’observation d’un match de parc 5 contre 5 permet de constater : une disposition des joueurs, la mise en place de modèles d’action offensive et défensive, des ajustements en fonction du score, des changements de poste, l’incorporation de nouveaux venus, l’activité reconnue des meneurs de jeu, et l’échange ouvert de directives. C’est de la tactique. Observons un match entre deux individus, l’un rapide et physique, l’autre technique mais lent. Le joueur rapide mise sur la course et le débordement. L’autre sur la couverture défensive et la surprise technique. C’est de la tactique.

D’où procède la tactique ?

Des enfants jouent à 15 contre 15 dans une cour de récréation. 26 joueurs sur 30 se ruent derrière la sphère. Quatre se tiennent en retrait et observent. Lorsque la balle les atteint, ils lobent, jouent sur les côtés, réintroduisent un certain ordre dans le jeu. Ce sont les tacticiens. Ils ont un regard tactique sur le jeu, jaugent les mouvements défensifs et offensifs, et décident en fin de comptes du résultat. Par conséquent, l’existence d’une pensée tactique ne dépend pas du contexte spatial mais uniquement de la présence de joueurs experts. Un match officiel sans joueurs experts manque de tactique. Un petit match de plage avec d’excellents joueurs regorge de tactique et d’idées de jeu.

Plasticité absolue du football

Le football classique dispose d’une qualité remarquable : sa plasticité quantitative est absolue. On entend par plasticité quantitative absolue la possibilité de faire varier quantitativement et sans limites toutes les ressources matérielles et humaines du Jeu. La plasticité absolue explique le succès universel du football classique.
Le basketball dispose d’une plasticité importante mais tout de même limitée : le sol doit être nécessairement dur et régulier, la balle bondissante et grande, la hauteur des paniers est fixe et égale pour tous. Le tennis est encore moins plastique : terrain figé, filet figé, même contexte pour tous.

Conclusion

L’unité fondamentale du football découle d’un fait objectif : l’unité des règles sur le plan qualitatif. Elle découle aussi d’une caractéristique majeure du football : sa plasticité quantitative absolue. Unité qualitative et plasticité quantitative sont les ressources du football classique dans son ensemble. On peut montrer que les listes de différences visant à séparer football contextuel et football des stades proviennent d’aprioris idéologiques : opposition entre travail et jeu (le travail est perçu négativement), entre résultat et créativité (le résultat est perçu négativement), entre performance et liberté (la performance est perçue négativement). Cependant, tout art est à la fois jeu, travail, résultat, performance, créativité, et aussi liberté.

Cet article est paru dans le Contrepied HS n°9 dédié au Football