Se développer ou s’entretenir ? Enjeux sociétaux

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A quoi sert une discipline scolaire ? A faire apprendre. Pourquoi apprendre ? Pourquoi se cultiver ? Pour se développer. Pourquoi se développer, pour « s’humaniser »…

Cet enchaînement de questions-réponses courtes pourrait résumer l’esprit de ce numéro de la revue Contrepied

Si l’on considère le développement comme l’ensemble des transformations d’un individu au cours de son évolution, alors une des fonctions principales des disciplines scolaires est de contribuer au développement de tous les élèves.

Contrairement à cette logique, l’EPS s’ouvre sur forte injonction de l’inspection générale a des «pratiques d’entretien », qui laissent plutôt sous-entendre communément l’idée d’une sorte de « maintenance corporelle ». Contradiction ?

« Entrer » dans l’éducation physique et sportive suppose un regard sur l’évolution des pratiques dans la société et sans cerner la fonction de l’é­cole. Que penser par exemple de la consécration scolaire du « développement personnel » comme pratique sociale et de l’étrange produit de sa transposition didactique: les pratiques «d’entre­tien ». Qu’est-ce qui se joue à travers ce jeu de chaises notionnel ?

« Développement personnel » ou « développement de la personne » un enjeu social et culturel

Les documents d’accompagnement des pro­grammes lycées affirment (p 83) que dans le champ social se développent « fortement » des activités dont le but, flou et assez général, serait la « recherche d’un état corporel ». Ces activités sont nommées: «activités physiques de déve­loppement personnel ».
Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ? Sur quelles données s’appuyer pour introduire certaines activités dans le champ scolaire ?

Les dernières statistiques (Jeunesse et sports, INSEP, IRDS) ne semblent pas soutenir cette hypothèse (voir aussi interview de Patrick Mignon p 7). À vrai dire, elles n’apportent rien qui con­firmerait l’affirmation institutionnelle.

À titre d’exemple l’enquête IRDS (dossier n04 juillet 2008) ne révèle pas moins de quatorze activités visant un « état corporel ». La marche (activité la plus pratiquée), contient à la fois la balade, la randonnée et la marche sportive, le treck… la caté­gorie « gym » contient aussi bien l’aérobic que le vélo d’intérieur, la musculation intègre le cultu­risme… Les données montrent plus un déve­loppement des pratiques hors encadrement et hors structure, un « souci de soi » général, très marqué socialement, qu’une spécification de certaines activités par rapport à l’idée «d’état corporel ».

Difficile donc de se faire une idée par la « mesure quantitative ». Quel autre angle de vue possible pour ces «activités de développement person­nel ». Qu’est-ce que cela recouvre ?

Les rayons des grandes librairies en attestent : il s’agit de pratiques qui seraient la marque de la modernité « corporelle ». Elles se présentent comme la réponse à la quête d’un bien-être, d’un confort physique et souvent spirituel qui serait, pour tous, à portée de la main. Il suffirait d’y croire et de vouloir. En cette période d’incertitude généralisée, de violence sociale, de douleurs solitaires, de mal vivre… Il y a donc place et un vrai marché pour des activités censées devenir des modes de vie, ouvrir les portes de la puissance et du bonheur : « Le tantra » (l’art de l’extase au quo­tidien) ; « rebirth » nous enseigne le secret de la respiration pour nous révéler ; la méthode de « libération des cuirasses » (MLC) vise à retrouver le corps et les raisons qu’il a d’avoir mal; le toucher énergétique propose une relation d’aide ; « la programmation neuro-linguistique » (PNL) consiste à déprogrammer et reprogrammer ses habitudes de pensée; « les constellations familiales » offrent des techniques collectives (rejouer le cercle familial) pour mettre à jour les dynamiques et les déséquilibres cachés… sont autant d’officines qui s’offrent au public.

L’inventaire n’est pas exhaustif, mais les tech­niques qui promettent sérénité et mieux être ne se comptent plus. Il rencontre deux aspirations : celle des classes dirigeantes qui cherchent à renforcer leur quête de puissance et de pouvoirs sur les gens, qu’ils soient physiques ou psychiques, et celle de tous ceux qui, asservis au fonctionnement de la société capitaliste, cherchent une manière de mieux vivre leurs souffrances quotidiennes.
Le «développement personnel » peut donc être effectivement identifié dans l’espace social. Mais on voit mal, a priori, en quoi il pourrait intéresser l’école humaniste. Pour nous, il semble évident qu’il ne s’agit en rien du «développement de la personne » tel qu’on le voudrait voir aujourd’hui refonder l’institution scolaire.

Et l’école dans tout ça ?

Quel est le degré d’autonomie de l’école vis-à-vis des problèmes soci­aux ? Quelle est sa capacité à les prendre en charge voire les corriger ?
Ce qui est certain, c’est qu’elle n’est pas cette citadelle ou ce sanctuaire dont on parle parfois. En d’autres ter­mes, elle est perméable. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit aussi « sociale ».
La crise pénètre l’école.
L’idéologie, dominante ou non, la tra­verse. La politique enfin la prend comme principal sujet. Le pouvoir en a fait un cheval de bataille, au service de son projet de société. Cela se traduit évidemment dans les réformes en cours, mais également dans les pro­grammes et les contenus scolaires. La traduction directe des pressions poli­tiques sur l’école se traduit principale­ment aujourd’hui par le « socle com­mun », institué en 2005 par François Fillon et qui profile une école utilitariste où toutes les disciplines, instrumen­tées, concourent à promettre à cha­cun un portefeuille de compétences.

On s’éloigne bigrement d’une école gratuite et axée sur le développement de tous (voir article de Yves Clot).

D’autant que les décideurs diront que leur choix répond à une demande des familles et de l’enfant, elle aussi utilitariste bien que légitime: avoir des notes correctes, être payé de son tra­vail et du temps passé, passer dans la classe supérieure, avoir un diplôme…

Il faut étudier de près les offres de chaque discipline et voir comment elle participe ou pas à cette entreprise.
Quel rôle joue notre discipline dans ce concert ? A quel utilitarisme répond-elle ? Qu’est-ce qu’elle « développe » vraiment ?

La fonction politique doit être identifiée. Mais les normes pédagogiques, explicites ou implicites doivent aussi être visitées. En prenant appuis sur les recherches du groupe ESCOL (Bonnery, 2008) on sait aujourd’hui qu’elles peuvent créer de l’échec scolaire, ou au contraire avoir des visées émancipatrices. Face à la panne de la démocrati­sation depuis la fin des années 90, on repère cer­taines tendances : la recherche d’ordre, de ratio­nalité et de standardisation.

L’appel à un certain ordre scolaire pour apprendre répond évidem­ment au besoin des enseignants de maitriser mieux les publics scolaires, considérés comme de plus en plus difficiles (Couturier, Duret, 1999). Le besoin de standardisation correspond à la recherche d’une maitrise dans la programmation des apprentissages, leur planification, leur régu­lation. Enseigner étant un métier complexe, le découper en tâches élémentaires devient séduisant (voir les compétences de De Robien).

Or force est de constater que les activités impro­prement appelées « de développement et d’entre­tien » en EPS, dont le step et la musculation sont le fer de lance, sont parfaitement calées sur cette logique : ordre et standardisation. Il n’est donc pas étonnant qu’elles suscitent un certain intérêt, s’opposant dans les faits à la complexité des APSA, à la difficulté d’en extraire les savoirs essentiels en jeu et aux «désordres » qu’elles génèrent.
D. Denis* dans sa thèse avait montré comment l’EPS a toujours été divergente par rapport aux normes scolaires: du bruit, du mouvement… du chaos ? Il semble que l’EPS par ces activités ren­voie plutôt à une ultime tentative de normalisation scolaire, à l’image classique des autres disci­plines : une classe ordonnée, chacun travaillant pour soi avec ses propres repères, pratiquement plus de technique, et un travail cognitif important pour « planifier » son entrainement.

Une EPS utilitaire ?

Comme souvent en EPS, l’entrée de nouvelles activités ou de nouvelles préoccupations se fait sans qu’aucun débat légitime ne s’engage offi­ciellement. Tout porte à penser qu’il n’y a aucun problème, pas l’ombre d’un souci épisté­mologique, didactique, pédagogique, culturel et social. Mieux (ou pire), l’institution pédagogique entérine des choix au détour de telle ou telle réécriture de programme sur la base de réflexions de quelques personnes autorisées. Les ensei­gnants ? Ils appliqueront! Cela se développe, « ça marche », donc c’est bon.
Ceux qui résis­tent ? : des ringards, des conservateurs ! Ceux qui font ? : des modernes, des avant-gardistes, des visionnaires!

L’expérience du passé aurait dû nous amener à plus de distance vis-à-vis de ce genre de phénomène et à nous engager dans une vraie réflexion d’ensemble sur le sujet controversé de la culture de référence et sur la nature de l’EPS. L’école doit être le lieu d’un travail permanent sur ce qui doit, ce qui mérite fondamentalement d’être appris par tous.

Nous nous inscrivons, ce n’est pas un secret, dans le cadre d’une approche culturaliste ou historico-culturelle, selon l’expression d’Yves Clot, utilisée aussi par G. Vigarello, qui consiste à évaluer le champ de la culture pour en choisir les éléments qui « méritent d’être enseignés ».

C’est, dans cette perspective que nous avons défendu et continuons de défendre les pratiques sportives et artistiques comme contenus de l’EPS.

Ces activités, de part leur complexité, imposent, pour être apprises, un investissement global de l’indi­vidu, l’entrée dans les règles, dans les codes, les usages constitutifs de l’activité, un contrôle, une symbolisation des émotions, de la violence, des plaisirs, des frustrations inhérents à la pratique. Les contraintes et les sophistications techniques mettent, elles, à l’épreuve la totalité des ressources et permettent de les explorer et d’en­visager leur dépassement maîtrisé.

A l’idée répandue dans la noosphère péda­gogique, selon laquelle l’EPS serait menacée dans son existence du fait de sa nature sportive et artistique, dédouanant ainsi les politiques économiques à l’œuvre aujourd’hui, nous voulons avancer l’hypothèse diamétralement opposée selon laquelle c’est sa faiblesse culturelle actuelle qui la fragilise. Interrogeons donc la formation ini­tiale, la FPC, la recherche pour voir la place qu’occupe dans les processus qualifiant la connaissance pratique, théorique et scientifique des APSA toujours réduites à de « simple moyens ». Elles sont rarement pensées, d’abord, comme des faits de civilisation, des pratiques humaines propres à l’acculturation des générations montantes.
Si l’EPS doit s’ouvrir à de nouveaux gen­res d’activités physiques, qu’elle le fasse après un vrai débat professionnel et institutionnel.
Qu’elle le fasse d’un double point de vue, d’abord celui « du meilleur » de la culture à proposer aux élèves, de celui des valeurs de l’école républicaine. Qu’elle analyse les propositions douteuses d’une école libérale qui s’instrumente chaque jour plus en réaffirmant le droit à toutes les cultures pour tous ! Or c’est plutôt un « nouvel hygiénisme » qui s’an­nonce, avec tout un arsenal de justifications qui va de l’objectif de « santé » à celui dit d’entretien (voir page 12) comme nouveau discours officiel. Ce dernier constituant une rupture, notamment par rapport à celui que tenait le précédent doyen de l’IG, Alain Hébrard.

Ainsi L’EPS de l’époque Darcos devrait être une EPS plus individuelle, plus énergétique, centrée sur soi et non sur le monde, avec le moins de « confrontation possible », dans laquelle on fait croire aux élèves qu’ils ont le choix (de leurs objectifs, de leur programme…). Bref, une EPS très utilitaire, au service d’un type de société. Qu’est-ce qu’une école utilitariste si ce n’est une école qui vise principalement «l’entretien du capital humain » ?

Oui au développement de la personne mais non au développement personnel !

Bâtir un Contre Pied sur ce thème n’a pas été chose facile. Nous avons dû évidemment dépasser la critique pour proposer autre chose. Partant d’un état des lieux nous offrant un aperçu du problème (institutionnel, dans le champ sportif, enquêtes…), nous nous sommes appuyés sur une conception du développement (voir J.- Y. Rochex et Y. Clot) qui ne peut être réduit à l’enseignement de quelques activités comme le step ou la musculation. Si, comme nous le souhaitons, le développement de la personne doit être l’objectif principal de l’école, alors tout doit y concourir, de la confrontation aux réalités les plus complexes d’une société à l’interaction (collabora­tion/opposition) aux autres. Apprendre, se développer c’est une aventure globale de la per­sonne et aucune APSA, aussi riche soit-elle ne peut revendiquer un quelconque monopole.

Les récits de pratiques ont constitué le défi le plus difficile à relever pour chercher, dans les pratiques quotidiennes, comment les enseignants cherchent à offrir aux élèves des occasions de développement qui ne s’enferment pas dans une seule procédure, qui rappellent quelques évi­dences oubliées (se doucher après les cours…) et qui permettent de revisiter toute l’EPS.

Les « points de vue » prennent évidemment fron­talement la question du développement ou de l’entretien comme sujets d’analyses et de contro­verses, en sortant d’une centration exclusive sur l’EPS.

Au total ce nouveau numéro a comme ambition de prendre en compte, de façon positive et offen­sive, les évolutions en cours dans la société, dans l’école, pour irriguer l’EPS dans son ensemble, pour lui faire jouer pleinement son rôle en tant que discipline scolaire: contribuer, grâce à son champ culturel original, au « développement » de tous !

Cet article est paru dans le Contrepied n°24 – EPS : entretien et développement de la personne. – oct 2009