Rythmes scolaires, serpent de mer ou cheval de Troie ?

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Cet article a été publié la première fois dans la revue Educations n°8 en 1996. Vingt ans plus tard, la problématique reste identique. Pour J-Y Rochex, les rythmes sont un véritable cheval de Troie de la mise à mal du service public d’éducation et de l’accroissement des inégalités sociales face au savoir et à la formation.

Ainsi la question dite des “rythmes scolaires” refait-elle surface, au point d’occuper trois colonnes de la une du Monde du 26 janvier, où l’on apprend que 200 maires seraient volontaires pour expérimenter une “nouvelle” organisation de la journée scolaire. Après avoir soutenu l’élaboration d’un calendrier de l’année scolaire que les industriels de la neige ont eu vite fait de faire voler en éclats, après avoir servi à justifier la mise en œuvre des cycles à l’école élémentaire, puis celle de la semaine des quatre jours, la notion de “rythmes scolaires” sert aujourd’hui à étendre le “modèle d’Épinal”, à le présenter comme étant de nature à remédier à peu de frais aux maux dont souffre l’École dans les quartiers dits “en difficulté”.

La notion de “rythmes scolaires” sert aujourd’hui à étendre le “modèle d’Épinal”, à le présenter comme étant de nature à remédier à peu de frais aux maux dont souffre l’École dans les quartiers dits “en difficulté”

Concernant ce “modèle”, le coût de son extension est estimé à 1500 F annuels par élève, dont 1000 F environ resteraient à la charge des municipalités et de leurs partenaires. Qui ne voit que non seulement l’État se défausse ainsi d’une part de ses responsabilités sur les collectivités locales, mais que celles-ci sont loin d’être à armes égales pour faire face à ce transfert, et qu’une telle mesure ne peut qu’accroître les inégalités entre enfants scolarisés dans les communes riches et dans les communes pauvres ?
Mais quand bien même ce coût pourrait être supporté à armes égales par toutes les communes, ou serait intégralement pris en charge par l’État, la mesure proposée n’en serait pas moins critiquable et dangereuse sur le fond. Les termes mêmes utilisés pour la présenter sont édifiants : il s’agirait en effet de consacrer la matinée aux cours et aux apprentissages, souvent dits traditionnels, tandis que les après-midi seraient réservées aux activités culturelles, artistiques et sportives, souvent qualifiées d’activités d’expression. Comment mieux dire qu’une telle mesure repose sur un présupposé implicite selon lequel les activités de l’après-midi, pensées comme faisant appel à la créativité des élèves et comme étant, par là-même, ludiques, épanouissantes, socialisantes, attractives, voire défoulantes, n’auraient pas grand chose à voir avec les apprentissages, tandis que les cours du matin, consacrés aux disciplines dites fondamentales, n’auraient guère à se soucier de susciter l’activité ni le plaisir d’agir et de pensée des élèves, ou ne pourraient qu’échouer à le faire ? Un tel discours, opposant ou juxtaposant les apprentissages dits fondamentaux ou proprement scolaires, considérés comme nécessairement ennuyeux, fastidieux et monotones, comme passage obligé ne participant guère de l’épanouissement et de la créativité de l’enfant, aux disciplines et aux activités où le faire serait d’autant plus ludique et attractif qu’il aurait moins à se confronter à la contrainte de l’apprentissage, a beau être aujourd’hui pédagogiquement correct, il ne m’en apparaît pas moins infondé et dangereux.
Infondé parce que les conceptions “expressives” ou “récréatives” des activités culturelles, ludiques ou sportives font fi ou sous-estiment gravement la nécessité de faire que tous les élèves s’y approprient des contenus de savoir, des codes de lecture et de production, au-delà du ponctuel des activités, des réalisations, des rencontres ou des sorties auxquelles elles donnent lieu, et ce au détriment des objectifs affichés de démocratisation de l’accès à l’Art, à la Culture ou aux pratiques sportives. Infondé, parce que n’interrogeant guère les contenus et les modes d’enseignement réservés aux cours de la matinée et laissant penser que plaisir et créativité ne peuvent avoir droit de cité dans l’univers des mathématiques, de la grammaire ou de la réflexion sur la langue. Dangereux parce qu’il ne peut qu’aller dans le sens de représentations déjà très prégnantes chez les élèves en difficulté (et d’autant plus prégnantes qu’ils sont plus en difficulté), que renforcer leurs difficultés à reconnaître (dans les deux sens du terme, identifier et accorder du crédit) la nécessité de l’apprentissage et à éprouver en retour son importance pour le développement personnel. Dangereux parce qu’il va dans le sens de l’hypertrophie de la dimension culturelle et récréative, et de la réduction de la place faite à la dimension cognitive, que l’on observe dans de trop nombreux projets de Zones d’Éducation prioritaire, ou d’établissements dits “sensibles” ou en difficulté.

La plupart des travaux menés en France ou dans d’autres pays, sur la mise en œuvre de la politique ZEP ou de politiques semblables, s’accordent en effet pour constater que les projets mis en œuvre touchent plus à la surface des choses qu’au fond, visent davantage à rendre l’école plus accueillante qu’à la rendre plus efficace en transformant les conditions d’enseignement et d’apprentissage, juxtaposent de nouvelles activités à des approches qui restent inchangées et fort peu interrogées et, au total, se situent plus en parallèle du travail pédagogique courant qu’en articulation avec lui. Aussi n’y a-t-il guère à s’étonner que les évaluations de ces projets ne puissent guère faire état que d’améliorations portant sur le climat scolaire, sur l’attitude des élèves ou, au mieux, sur une certaine réconciliation de ceux-ci avec l’école ainsi conçue, sans pour autant faire apparaître de progrès et de transformations concernant les apprentissages, ni même la réconciliation des élèves avec l’école comme lieu d’apprentissage. Les enseignements de ces travaux incitent dès lors à penser que l’extension incontrôlée du modèle d’Épinal dans les ZEP ne peut qu’accroître les inégalités et le dualisme scolaires, au détriment des objectifs affichés de lutte contre l’échec scolaire et de réduction de la “fracture sociale”. Une telle mesure relève, au mieux, de la naïveté, au pire de la supercherie intellectuelle et politique.

Revenons, pour finir, à la notion de “rythmes scolaires”, utilisée pour justifier ce dispositif après d’autres, et dont la fréquence d’usage semble inversement proportionnelle à la rigueur avec laquelle on la définit. Au-delà de l’ambiguïté et du flou terminologique qui caractérise ses différents contextes d’usage, la notion de rythmes est presque toujours solidaire d’une problématique selon laquelle l’organisation du temps scolaire devrait s’adapter aux caractéristiques particulières et individuelles, voire biologiques, des élèves. Outre le risque de naturalisation de caractéristiques et de différences qui sont le produit d’une genèse sociale, une telle problématique ne se donne guère les moyens de penser le temps scolaire en termes d’activités susceptibles non de s’adapter à ce que sont les enfants (ou à ce qu’ils sont supposés être), mais de leur permettre de transformer ce qu’ils sont, et ne peut que nourrir des politiques ou des pratiques qui entérinent ou accroissent, fût-ce à leur insu, les inégalités qui préexistent à l’action de l’École.
Surgissant régulièrement sur le devant de la scène politique et médiatique, le thème des rythmes scolaires peut apparaître comme un véritable serpent de mer. Pour ma part, j’aurais tendance à penser qu’il peut tout autant être – y compris à l’insu de ceux qui le mettent en avant – un véritable cheval de Troie de la mise à mal du service public d’éducation et de l’accroissement des inégalités sociales face au savoir et à la formation.