Quand le « tous les jours » devient porteur de politique

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Le Centre EPS et Société et sa revue sont nés d’une idée « politique ». Notre document d’orientation fondateur affirme deux choses :
● il faut politiser davantage le débat : « il s’agit de développer l’idée selon laquelle il faut relier les enjeux propres à l’EPS à des enjeux plus larges, sociaux et politiques, comme celui de la démocratisation, de la réduction des inégalités, de la distorsion entre les discours sur les valeurs éducatives et les grands objectifs éducatifs et la réalité des pratiques quotidiennes ».
● Il faut résister et innover : « pour une EPS citoyenne, au sens où elle doit être évaluée à l’aune des savoirs acquis par tous les élèves dans le vaste champ des APSA. C’est cela qui est réellement « libérateur »…


Où en sommes-nous dix ans plus tard ? C’est de là qu’est partie l’idée de ce numéro anniversaire. Et, dans un contexte très politisé depuis l’élection présidentielle, comment comprendre ces deux objectifs que nous nous sommes fixés ?

Politique et démocratie

Aujourd’hui, la politique dans notre démocratie, se réduit trop souvent à élire des « gouvernants » pour orienter la vie de la cité et de l’état. Pourtant, faire de la politique, c’est d’abord lutter au quotidien pour influencer le cours des choses, pour infléchir des orientations néfastes, pour réduire les discriminations en tous genres… pour préserver la dignité de chaque individu dans la société, pour promouvoir des idées et des orientations, pour proposer des voies nouvelles de vie en commun. Faire de la politique c’est intégrer tout cela dans son travail, sa vie familiale, sa vie sociale, bref chaque jour, là où l’on est.

La politique en démocratie doit être émancipatrice. L’émancipation c’est acquérir des habitudes, des manières de sentir, des formes de pensée et de langage qui fassent de chacun un participant actif d’un monde commun. Un sujet politique n’existe qu’à travers sa capacité de changer les données du paysage, de faire voir ce qui n’est pas vu, de faire entendre ce qui n’est pas entendu, de faire penser ce qui n’a pas encore été pensé.

Cette idée de la politique repose sur le principe de l’égalité de tous et sur son corollaire qui veut que n’importe qui est capable de s’occuper des affaires communes. Cette liaison forte entre politique et démocratie semble aller de soi. Il nous semble cependant nécessaire de regarder de plus près ses mises en pratique.

Crises de la politique

Ne vivons-nous pas actuellement une tendance soutenue à la confiscation du politique ? Celle-ci semble souvent être devenue l’affaire des propriétaires de la politique (les hommes politiques professionnels) entrainant une confiscation des valeurs fondamentales de la république. Si oui, quelle peuvent être les explications ? Il semble, pour aller vite, que la crise économique majeure subie à partir de 1972, l’individualisme, idéologiquement érigé en mode exclusif d’organisation des rapports sociaux et ses conséquences ont conduit au repli de nos concitoyens sur eux-mêmes. « Sauver sa peau » dans ce monde dur est au mieux le leitmotiv explicite d’une grande part des générations montantes. Les écrits sociologiques des dernières années ont nettement mis en évidence ces phénomènes. P. Yonnet et G. Lipovestky (la société de déception) et de nombreux autres auteurs décrivent un monde méfiant qui se ferme. Ce repli sur soi conduit, de manière volontaire ou non, à une réserve ou un refus de s’engager, d’exercer ses responsabilités dans la bonne marche de la société. Cette sorte d’assignation politique à la « solitude » mais aussi à une espèce d’hyper responsabilisation des hommes et des femmes, s’est accompagnée d’une tentative de destruction systématique de toutes les formes de collectifs.

Le pouvoir pris, est confisqué par ceux qui en assurent la responsabilité.
On est élu sur un programme que l’on modifie à loisir dès lors que l’on accède aux fonctions et aux pouvoirs. L’idée profonde de la démocratie qui est de rendre des comptes, d’accepter de se faire évaluer, de prendre en compte les infléchissements souhaités par les administrés, est ainsi dévoyée.

Cette déresponsabilisation que les politiques nomment désaffection permet aux politiques professionnels de régler entre eux les questions de l’état en médiatisant de plus en plus leurs débats. Ils deviennent paradoxalement inaccessibles quant aux décisions qu’ils prennent et simultanément « très » proches dans la sur-médiatisation de leur vie et de leurs actions.
C’est l’ère du « néopopulisme ».
Le pouvoir pris, est confisqué par ceux qui en assurent la responsabilité.
On est élu sur un programme que l’on modifie à loisir dès lors que l’on accède aux fonctions et aux pouvoirs. L’idée profonde de la démocratie qui est de rendre des comptes, d’accepter de se faire évaluer, de prendre en compte les infléchissements souhaités par les administrés, est ainsi dévoyée.

Les confiscations actuelles ajoutées aux poids des médias tronquent les décisions politiques et participent de l’affadissement intellectuel de la nation. La médiatisation du politique conduit à des formes de populisme fort dangereuses car elles vident de sens et de contenus les débats nécessaires au profit de considérations générales non argumentées sur les besoins du peuple (le peuple a besoin de sécurité, par exemple).
Le retour vers un contrôle des orientations politiques est aujourd’hui impérieux.

Culture de résistance ou de « l’alternative » ?

Tous les jours, ou l’idée d’une politique vivante. Cette évolution de la politique conduit un certain nombre d’individus à négliger leurs engagements et leurs responsabilités citoyens. Cette évolution générale ne concerne évidemment pas tous les individus. Les syndicats et certains partis politiques défendent encore une conception saine de la politique et assument avec beaucoup de conviction une idée noble de l’opposition démocratique. Face à l’affadissement de la politique, des résistances, des reconquêtes se manifestent, des tentatives têtues de maintenir des orientations fortes se confortent, des actions de défense d’un certain nombre de valeurs s’affirment. Ces actions ne sont pas négligeables. Elles existent, mais restent souvent locales et donc peu connues. Il semble donc que face à l’évolution de la politique, médiatisée mais distante, lointaine, peu accessible pour chacun, des formes de valorisation de la politique quotidienne, aux pieds de son immeuble, dans son entourage proche, s’exercent. Face aux formes d’atonie de la démocratie institutionnelle formelle, il faut prendre la mesure du développement au quotidien de la « culture de résistance ». Une vie politique alternative se développe. Elle témoigne, de l’intérêt toujours présent des individus pour l’action civile, et du désir de rendre efficaces et visibles leurs engagements politiques. C’est en ces lieux que se jouent des enjeux de micro politique, enjeux essentiels pour chacun. De nombreuses recherches ont été conduites sur ce thème. M. Foucault a brillamment montré les procédures d’enfermement ou de contrôle que la société opère discrètement mais avec grande efficacité sur la population. Sa thèse décrit avec précision les formes de pouvoir exercées par les puissances économiques relayées par les états, dans notre société. M. de Certeau et certains autres auteurs (M. Detienne et J.P. Vernant, J. Scott…) dans la poursuite des travaux de M. Foucault, ont cherché à saisir les interstices, les failles, les libertés des systèmes.
Ils montrent comment les individus, malgré les procédures de contrôle, s’emparent de ces espaces et s’en accommodent. M. de Certeau décrit des « pratiques quotidiennes » comme façons de braconner, de bricoler. C’est « la victoire des faibles sur les puissants, les astuces, les combines, la ruse du chasseur, les manœuvres ». Ces actes de débrouillardise sont les formes journalières de luttes.
J. Thévenot parle alors des politiques du proche.
Il donne ainsi du sens politique aux faits quotidiens. Le « tous les jours » est porteur de politique. La résistance quotidienne est une forme d’action politique informelle, tacite et déguisée. Ce sont des protocoles subreptices, difficilement observables dans les protocoles officiels et les comportements publics, qui eux demeurent l’apanage des élites ou des responsables politiques.

À ce stade de la réflexion il parait important de préciser deux idées.
● Les auteurs pris en considération utilisent des termes particuliers, débrouillardise chez De Certeau, métis chez Détienne et Vernant, ruse, resquille, accommodement chez d’autres…
Nous utilisons résister car il nous semble que les notions de ruse et de débrouillardise s’appliquent plus à l’individu et à ses intérêts propres. La résistance peut être individuelle et collective. Elle élargit aussi le champ des préoccupations et peut concerner des engagements collectifs, plus généraux. Nous utilisons, dans ce texte, le terme de formes de résistance quotidienne.

● Résister ce n’est pas seulement faire face, lutter, éviter le pire.
La débrouillardise ou la ruse est souvent perçue comme un moyen d’éviter le pire, de sauver la mise. Elles n’engagent pas de transformations sensibles de l’individu.
Ces actions de débrouillardise sont donc souvent ponctuelles et ont pour objet de maintenir l’état initial.
Résister doit être un moyen de se transformer, s’engager, s’enrichir. Résister c’est reconquérir.
Steiner dit à propos de ces deux termes : résister c’est créer, créer c’est résister.
Cette façon de combattre la déresponsabilisation politique actuelle passe par le développement d’une culture de résistance et de reconquête. « L’invention du quotidien » témoigne donc de l’intelligence humaine dans la mise en action de procédés de moyens qui permettent de sauvegarder sa dignité civile et professionnelle. Autrement dit ce numéro de Contre Pied tente de révéler l’inventivité des enseignants et des équipes d’établissement et affirme la lutte au quotidien que ceux-ci mènent en refusant le fatalisme ambiant et les pressions politiques iniques.
Résister c’est refuser les attaques régulières concernant la profession, l’absence de moyens de travail, les impositions non justifiées ou non argumentées, l’affadissement général qui nous guette et l’idée qu’il est impossible de lutter…..

Dans des périodes de forte pression politique ces stratégies se multiplient, se renforcent. La culture de résistance s’affirme comme une façon de maintenir vivace certaines options philosophiques ou éducatives, c’est aussi un moyen d’émancipation de chacun. En effet s’attacher à mettre en pratique des valeurs auxquelles on croit, c’est participer de sa propre émancipation, c’est mettre en accord convictions et actions.

Ces stratégies s’appliquent en éducation physique et sportive, dans tous les domaines de la vie professionnelle…

Quelques exemples : revendications matérielles (salles, installations, matériel), revendications du temps de travail collectif, revendication de FPC, revendications vis-à-vis du sport scolaire…

Mais souvent la résistance s’organise en dehors de la séance proprement dite, or résister c’est également donner une orientation particulière aux séances d’EPS que l’on propose aux élèves, des contenus à leur évaluation.

L’objet de ce Contre Pied est donc, entre autre, de collecter quelques unes de ces pratiques tout en posant, à travers les interviews et les contributions, des questions qui nous paraissent déterminantes aujourd’hui.

L’intérêt de cette orientation pour un numéro anniversaire est double : exposer la créativité quotidienne des enseignants confrontés aux contraintes quotidiennes de la vie professionnelle et promouvoir une certaine conception de la politique au quotidien.

Nous tenterons de montrer dans ce numéro comment dans les différents domaines de la vie professionnelle des cultures de résistance s’établissent et se développent.