Oser enseigner le basket-ball pour ce qu’il est ! Pour ce qu’il promet !

Temps de lecture : 9 mn.

Ce jeu a été inventé en 1891 par James Naismith, prof d’EP de l’université du Massachusetts pour que ses étudiants, joueurs de football (américain), s’exercent l’hiver dans un gymnase, élargissent et complètent leur éducation. Dès le départ, fut imaginé un jeu a contrario du football américain où l’adresse et l’agilité corporelle, au sol et en l’air seraient reines, à l’opposé de la force, de la violence.

Le basket ne peut être compris dans tout ce qui le compose et l’anime initialement que comme la volonté de matérialiser ses enjeux, son esprit ; de formaliser de nouvelles sources de joies, et aussi de frustrations. Bref de mettre en scène la signification humaine, l’imaginaire que porte l’invention de Naismith.
C’est tout le basket que nous proposons de revisiter à l’aune de cette hypothèse.
Le caractère extraordinaire de ce qui, par un usage peu instruit, instrumental ou mercantile, voire hypercompétitif, est devenu banal, doit être redécouvert, comme ce qui constitue matériellement le moteur émotionnel de ce jeu, la source de sa dynamique, ce qui y évolue, ce qui s’y crée.

L’espace de jeu, réduit, interpénétré qui exige adaptations comportementales (maîtrise énergétique et émotionnelle, vigilance et pertinence perceptivo/décisionnelles, acuité sensorimotrice, pensée pratique et réflexivité…).
Les effectifs, réduits et adaptés à la taille du terrain.
Les cibles, horizontales, hautes, réduites, qui se gardent par elles-mêmes, qui permettent aux joueur-se-s de développer des techniques défensives sur le porteur du ballon, communément appelées « contres », qui structurent et pilotent le déplacement et l’activité des joueurs.
Le ballon, assez grand mais pas trop, bondissant, apte à tous les jeux et créations de la main.
Les partenaires et les adversaires, les relations qu’ils, elles vont devoir établir, sécurisées mais rapides, l’évolution permanente du rapport de force, véritable matrice du jeu.
Le non contact, ADN du jeu, sorte de loi constitutive impérative qui ne peut se comprendre que si l’on a bien en tête la nature singulière et complexe de la cible et les conditions de la marque.
Le déplacement limité avec le ballon, signe du contrôle de soi, pendant obligatoire de l’espace de jeu.
Et voilà sans doute pourquoi plus de 650 000 adhérent-e-s à la Fédération française de basket-ball (FFBB), 400 millions de pratiquant-e-s dans le monde s’adonnent aujourd’hui à ce sport.
L’hypothèse est que l’analyse historique des pratiques de haut niveau jusqu’à aujourd’hui nous aidera à penser le rapport entre un cadre culturel, compétitif, hautement encadré par le règlement, en permanente évolution, et l’enseignement du basket en EPS et dans le cadre du sport scolaire.

Culture, développement et règles

Règle du jeu, jeu avec la règle
La règle a une place essentielle dans le façonnement du jeu. Elle créele jeu et garantit une pratique commune et authentique. Elle est par nature vivante, donc mortelle et évolutive, libératrice et développementaliste, bref émancipatrice ! Elle induit l’activité des pratiquant-e-s au travers des déconstructions/reconstructions comportementales qu’elle impose à chacun-e. Elle propose de s’émanciper du quotidien corporel au profit d’un autre, extraordinaire, fait de pouvoirs nouveaux d’agir, inscrits dans une nécessaire stratégie d’apprentissage alliant « élémentation1 » et complexifications croissantes.
La règle donne la signification et les buts communs de l’activité. Elle est au sens fort essentielle et constitue un outil tant pour celui, celle qui fait apprendre que celles et ceux qui apprennent. Il n’est pas contradictoire d’affirmer son essentialité et simultanément d’en faire une variable didactique essentielle. En effet, toutes et tous doivent oser jouer avec la règle pour faire apprendre et apprendre, parfois même se jouer d’elle… dans l’esprit du jeu, pour progresser plus vite et mieux. La règle est bien sûr adaptée aux diverses ressources des élèves.

« Nous optons pour un basket scolaire à effectifs réduits sur un espace réduit et interpénétré, des cibles adaptées (hauteur modulable) »

Qu’est ce que le basket contemporain ?

L’Amérique, un basket de l’exploit individuel
S’il y a le basket, il y aussi des baskets. Le modèle mondialement dominant est celui de la National Basketball Association (NBA), masculine, et de la Women’s National Basketball association (WNBA), féminine. Il est basé sur l’exploit individuel y compris dans le règlement qui, historiquement, favorise le un contre un. La défense de zone y est une hérésie, les aides défensives prohibées, le marcher lors du départ en dribble toléré. Et avec la dimension athlétique, on obtient un jeu spectaculaire. Dès l’entre deux guerres, les joueurs afro-américains ont joué dans leur propre championnat en raison de la politique ségrégative et raciste en place alors aux USA, ils pratiquèrent un jeu basé sur le fast break (contre attaque) et le jump shoot (tir en suspension). Le jeu des ghettos a inondé le monde. Depuis une trentaine d’années un phénomène similaire se développpe, un autre basket, le 3 contre 3, sur demi-terrain, une seule cible, appelé aussi « streetball », favorisant la prise de responsabilité et l’attaque de la cible. Aujourd’hui, cette forme de jeu est institutionnalisée.

L’Europe
Un décalage existe entre NBA et le reste du monde, l’Europe notamment, à travers la dialectique attaque/défense, source à la fois de l’évolution du règlement et de la recherche tactico-technique. Si le marcher est depuis cette saison assoupli, uniquement lors d’une réception en mouvement permettant une nouvelle accélération du jeu, la zone (on défend un espace contrairement à la défense individuelle), existe toujours en défense et peut présenter un atout tactique ponctuel. Les libertés défensives collectives sont totales notamment les aides et autres rotations défensives pour aider le défenseur sur le porteur du ballon. Tout est une affaire d’adaptation, des joueur-se-s et des équipes.

Des basket-ball ou le basket-ball ?
Au delà des cultures différentes se profile une culture commune du basket qu’il convient de révéler, de formaliser pour en dégager le meilleur pour nos élèves. Ce qui leur permettra à l’issue de leur scolarité d’investir tous les baskets possibles. La diversité des formes de jeu n’est pas contradictoire avec l’esprit d’un basket universel ouvert à chacun-e. Sous réserve bien sûr que les différences relèvent d’une saine émulation productrice de richesse et non d’une sombre recherche d’hégémonie culturelle. Si depuis l’autorisation donnée aux joueurs de la NBA de participer aux jeux olympiques (JO de 1992) et autres championnats du monde, nous assistons à un rapprochement des deux « mondes » et des différentes cultures, n’y-a-t-il pas un risque d’uniformisation ? En fait les joueur-se-s étrangers arrivant aux USA ou en Europe s’adaptent aux exigences réglementaires, médiatiques et commerciales propres au basket américain ou européen. Le danger est moins d’ordre culturel que financier, venant d’un sport exclusivement piloté par l’argent, devenant bien privé et perdant donc sa qualité de bien public. L’influence croissante de la NBA sur la FIBA, à propos de l’évolution des règlements internationaux, en est un indice inquiétant.

Des choix pour l’école

Nous optons pour un basket scolaire à effectifs réduits sur un espace réduit et interpénétré, des cibles adaptées (hauteur modulable). Le 3X3 est un dispositif didactique (moyen et non fin) imposant la prise de risque, de décision, l’engagement vers la cible dans un temps contraint. Oser tirer est pour nous une des visées du basket scolaire. Il n’y a pas de démocratisation du basket sans accès égal dans le jeu de toutes et tous à la marque. Une marque la plus authentique possible, qui respecte l’originalité de la cible, qui ne triche pas avec son imaginaire. Bref, un basket émotion, source de production de soi, donc de possible dépassement, à terme, de création. Dès le début de l’apprentissage, l’organisation de l’espace, du règlement, doit permettre un jeu rapide vers la cible. Toutes, tous les élèves sont capables, avec des niveaux de performance différents, d’aller vers ce basket, d’adhérer à sa signification, à ses buts, son type d’activité propre. Comme elles, ils peuvent s’inscrire consciemment dans un cadre stratégique choisi, cohérent et explicite. Comme encore chacun-e a la capacité de se familiariser avec la langue, le langage, les signes, bref de lire et de comprendre la signification de ce qui se joue dans le jeu de basket.

« Les pratiquant-e-s doivent construire très rapidement la technique du tir en course, réponse efficace pour être à la fois précis-e, marquer vite et plus que les adversaires. »

L’EPS comme « technologie culturelle[[ G. Vigarello.Une technique assumée est une technique qui libère !
EPS et Culturamisme, Revue Contre Pied, juin 2018. ]] »

On sait la difficulté d’aborder ainsi la question des contenus en EPS. La technique y est toujours « maudite[[ R. Garassino. La technique maudite. Tentative de réhabilitation de la technique en EPS. Revue EPS n°164, janvier 1980]] », même institutionnellement. Pourtant elle est une activité humaine supérieure, anthropologiquement fondée, historiquement et socialement construite, accumulée, transmissible, donc source d’une activité personnelle de ré-appropriation critique4. Apprendre à jouer au basket passe par le développement d’une activité technique individuelle et collective pilotée par les problèmes tactico-techniques essentiels qu’il pose. Cela dans un cadre collectif où chaque décision/réalisation du joueur résonne pour le collectif comme un indice adéquat ou non de l’activité en cours. Ces visées doivent aussi s’appuyer sur ce que nous proposent de plus riche et de plus émancipateur les évolutions du basket. Elles supposent toujours que l’enseignant-e fasse des choix de contenus, de méthodes, de valeurs. Par exemple, si l’on considère que jouer vite est une exigence d’un point de vue développementaliste, les pratiquant-e-s doivent construire très rapidement la technique du tir en course, réponse efficace pour être à la fois précis-e, marquer vite et plus que les adversaires. Autre exemple du tir d’adresse à distance, le tir à « une main », qu’il faut lui aussi installer vite, manière indispensable pour que le ballon arrive d’en haut sur une cible horizontale malgré la pression temporelle qui pèse sur les joueur-se-s.
L’apparence d’un jeu aérien est à déjouer. Partie visible du jeu, spectaculaire et donc attrayante, le jeu aérien n’est que la conséquence du jeu au sol. La qualité des appuis au sol permet et explique l’agilité aérienne, le départ en dribble efficace dans le rapport du un contre un, le pivot, le bon déplacement défensif, comme encore la réussite du tir en course.
Concernant le couple attaquant porteur du ballon/défenseur, il faut rappeler le droit du défenseur de « piquer » le ballon sous condition qu’il ne viole pas le cylindre (espace vertical au dessus des appuis) de l’attaquant. Dans le cadre de ce rapport de forces, l’action de pivoter devient un moyen efficace pour à la fois protéger le ballon et envisager une action offensive (départ en dribble, passe, tir).
De véritables apprentissages techniques sont possibles sous condition qu’il s’agisse de choix limités, cohérents par rapport au jeu recherché. Ces mêmes choix permettront, tout en garantissant un authentique cadre culturel, de présenter une véritable pratique scolaire, culturellement fondée.

Quelle place de la culture basket en EPS et dans le sport scolaire ?

Paradoxalement, dans le jeu du haut niveau,malgré un certain niveau de complexité que l’on rencontre, la conceptualisation du jeu se simplifie en raison de la pression physique et psychologique exercée, puis en raison d’un nombre important de paramètres à gérer. Les entraîneurs, malgré leurs différences, se tournent vers des formes de jeu où les joueur-se-s ont de nouveau des possibilités de s’exprimer de manière créative, avec des initiatives nombreuses et variées. Cette apparente simplification en réalité permet l’apprentissage, par l’entraînement, « de la maitrise globale de la situation de réalisation en n’excluant aucune composante de l’activité du sujet » [[P. Goirand, À propos d’entraînement en EPS, EPS et culturalisme,
Revue Contre Pied, 2018.]]. Le jeu ouvert, libre, répondant à une maîtrise technique libératrice semble être la voie de progrès.Les exigences nouvelles (plus de vitesse, plus de pression défensive…) suscitent l’apparition de nouvelles techniques. Le basket en EPS doit pouvoir suivre la même évolution car on ne peut décréter par avance que certaines voies de développement sont interdites à nos élèves.
Si « s’entraîner en EPS, c’est entrer dans un processus de construction du sens » [[P. Goirand, op. cit.]], alors il s’agit de proposer aux élèves des cycles d’entraînement organisés par des situations authentiques :
des situations de jeu avec des règles et des effectifs permettant, à la fois, une certaine densité de joueur-se-s mais aussi des espace de créations (jeu de contre attaque, jeu en un contre un…), des situations de tir afin de gagner en adresse (indispensable si nous voulons accéder à une réelle adresse au lieu des adaptations pseudo bienveillantes), des situations d’opposition dans lesquelles l’élève travaille sa dextérité avec le ballon.

Le basket a besoin des passionné-e-s. Son histoire a montré que son développement passe par des pratiques et des règlements vivants, changeants. Tout l’enjeu est de ne pas perdre le jeu et sa richesse.
L’EPS, étude des APSA, est le cadre qui permet, à la fois des apprentissages choisis, ciblés mais aussi un développement capacitaire. Le glissement vers une primauté des compétences méthodologiques et sociales sans articulation forte aux savoirs technologiques est une voie où l’EPS perd sens et signification sociale.
Le basket scolaire est encore l’occasion de lancer des milliers de jeunes dans l’aventure sociale de ce jeu, d’affirmer comme le souhaitait Annick Davisse dès 1997, une EPS à « finalité culturelle forte ».

Cet article est paru dans le Contrepied Basket (hors-série N°22 – Oct 2018)

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    Les « derniers » peuvent-ils être les « premiers » ? [[Ce sous-titre fait écho à une formule religieuse tirée des évangiles selon Matthieu qui laisse entendre que ceux qui souffrent sur terre atteindront la félicité céleste (« Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers »). C’est que notre critique s’intéresse aux démarches pédagogiques pour lesquelles, selon nous, un doute existe (aussi) concernant l’adéquation entre les moyens et les fins. Nous pensons que lorsque les moyens (réunir les élèves indépendamment de leur ressources lors d’une confrontation) ne sont pas appropriés aux fins pédagogiques qu’ils poursuivent (marquer, gagner, coopérer), ces dernières restent de fait à l’état de vœu pieux ou d’incantation (la notion de tâche « magique » est dans ce cas souvent employée dans le milieu de l’EPS et des STAPS). Nous avons retrouvé cette forme de critique sous la plume d’Andjelko Svrdlin : « Éduquer en raccrochant artificiellement la démarche éducative à un cadre culturel, pour se donner bonne conscience, conduit à une démarche quasi religieuse » (« Vous avez dit rôles sociaux ? » ; bulletin n° 993 du SNEP, 2021).]]

     « C’est l’intervention pédagogique elle-même qui doit être soumise à la vigilance scientifique ». 

    Georges Vigarello (1975)

    Dans le champ des sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), l’approche technologique questionne les théories de l’apprentissage moteur à partir de situations concrètes (Bouthier, 2008). En analysant l’activité des joueurs, elle envisage de manière complémentaire ces théories souvent considérées comme antagonistes (« cognitiviste », « dynamique » ou « écologique »). Cette approche s’est beaucoup appuyée sur les sports collectifs pour comprendre comment s’articulent les différents modes d’activité de l’individu qui joue et qui apprend (délibératif, « réflexif » ou infra-conscient). L’objet de cet article rejoint précisément cette démarche qui consiste à interpeler les théories et les conceptions à partir de propositions concrètes dans le champ d’apprentissage numéro 4 (pratiques d’opposition et de coopération). Ce texte poursuit et approfondit une discussion sur la pertinence des mises en formes scolaires des pratiques sportives, particulièrement celle qui concerne les formes de groupement, engagée à travers la parution croisée de plusieurs articles[[Papot, R. et Rauche, S. (2020). « Dans le champ d’apprentissage n°4, les confusions ont aussi la vie dure ». Site du  centre EPS et société ; Perrocheau, O et Coulloc’h, Y (2020). « Marquer seul ou réussir ensemble : de la sacralisation  sociale du buteur à la mise en valeur scolaire d’un collectif ». Site académique de l’AEEPS Poitiers ; Papot, R. et  Rauche, S. (2021). « Le Vince-Pong, une forme scolaire de pratique au cœur d’une crise sanitaire et d’une controverse  sur les formes de groupement dans le champ d’apprentissage 4 ». Les dossiers « enseigner l’EPS » n°7 ; Perrocheau, O  et Coulloc’h, Y (2020). « Marquer seul ou réussir ensemble : de la sacralisation sociale du buteur à la mise en valeur  scolaire d’un collectif ». Revue Enseigner l’EPS n°285 ; Kraemer, D. et Becker, A. (2022). À propos de : Forme de  pratique scolaire. Contre-pied hors série n°30. ]]. Nous sommes convaincus qu’il peut être opportun de s’inspirer des propositions professionnelles pour s’intéresser à des travaux de recherche qui nous renseignent en retour sur la validité de certains dispositifs pédagogiques. 

    Par Romuald Papot et Sylvain Rauche, professeurs d’EPS au LP Réaumur (Poitiers)

    Introduction  

    Le métier d’enseignant d’éducation physique et sportive (EPS) consiste notamment à analyser l’activité corporelle des élèves lorsqu’ils affrontent les problèmes que leur posent les  pratiques physiques, sportives et artistiques (Camy, 1996). La conception anthropo-techno didactique qui s’inspire notamment de l’approche anthropologique des sports de Bernard Jeu (1977) permet par exemple d’appréhender l’enseignement des pratiques d’opposition et de coopération de  façon complexe au sens où elle met en cohérence une multitudes d’éléments. Léziart (2010) note  par exemple que la classification des sports de Bernard Jeu tient compte de différents types  d’émotions[[L’étymologie nous invite elle aussi à aller au-delà d’une acceptation commune associée au « bouleversement de  l’âme » pour être appréhendée dans un sens plus originel de « mettre en mouvement », « faire naître » ou « susciter »  (Dictionnaire historique de la langue française, A.Rey, Ed. Le Robert, 1992).]] dont les pratiques sont porteuses et qui en constituent l’essence. L’un d’entre eux  concerne « la confrontation de groupes considérés a priori comme égaux en performance ».  L’émotion est dans ce cas mise en perspective par rapport aux conditions de son émergence :  affrontement et équilibre des rapports de forces. De la même façon, pour Lahire (2013), « Ce que  l’acteur perçoit, voit, sent ou se représente de la situation présente et ce qu’il y fait ne se saisit  qu’au croisement des propriétés de la situation en question et de ses propriétés incorporées ». C’est dans cette perspective que le législateur semble avoir validé le principe d’équilibre des niveaux qui indiquaient en effet que « les joueurs sont regroupés en poules de niveau homogène ». Des  commentaires étaient ajoutés pour préciser ce qu’il faut entendre par « équilibre du rapport de  force » : « les équipes qui se rencontrent doivent être homogènes entre elles et en leur sein ». Le texte ajoutait que « c’est à cette condition que peuvent être révélées les compétences attendues. ».  Dès lors, peut-on envisager l’enseignement des sports d’opposition sans que ce double principe  d’équilibre ne participe à la construction des dispositifs didactiques ? Dans quelle mesure la qualité  d’un dispositif d’apprentissage peut-elle avoir une influence durable sur l’investissement des  élèves ? Ces questions nous invitent d’une part à rappeler l’attention qui doit être accordée à ce  double principe d’équilibre des niveaux, et d’autre part à porter un regard critique sur les stratégies  d’enseignement qui ne l’intégreraient pas.  

    Nous défendrons l’idée que lorsque les enseignants d’EPS proposent des pratiques de coopération et d’opposition, il est souhaitable, lorsque les équipes s’affrontent, de respecter autant que possible le  principe d’« homogénéité des niveaux entre elles et en leur sein ». L’enjeu est décisif puisqu’il  concerne l’engagement durable des élèves, leur possible collaboration, et l’opportunité d’apprendre. Cette réflexion que nous pensons féconde s’appuiera notamment sur une proposition faite  récemment en volley-ball (Perrocheau et Coulloc’h, 2021). Cette dernière est symptomatique d’une  manière particulière d’aborder aujourd’hui les formes de groupement dans le CA4. La volonté de  faire collaborer des élèves ayant des niveaux de technicités éloignés dans une situation  d’affrontement conduit à un premier questionnement. Un second apparaît lorsque, dans ce contexte,  le dispositif vise à faire marquer les « moins habiles ». 

    Une première partie sera consacrée à la définition des termes clés. Puis, des exemples tirés de la  littérature (pédagogique, didactique, institutionnelle) permettront de mieux identifier les fondements d’une stratégie pédagogique reconnue qui consiste à réduire autant que possible les écarts de  niveaux lors des confrontations. Enfin, l’exemple du dispositif proposé en volley-ball (VB) viendra  étayer un questionnement sur la pertinence des formes de groupement.

    Définitions 

    Nous commencerons par définir les trois termes qui sont au cœur de cette réflexion : apprentissages moteurs, engagement et formes de groupement. Nous les considérerons comme constitutifs d’un système au sens où il est inconcevable d’agir sur l’un d’entre-eux sans influencer les deux autres.

    L’apprentissage moteur

    L’apprentissage moteur peut être conçu comme le passage d’un degré d’organisation du comportement à un autre reconnu plus complexe. Les apprentissages moteurs ne peuvent toutefois pas être réduits à de simples techniques qu’il s’agirait de reproduire. Cette conception ne convient particulièrement pas à l’univers des sports collectifs qui mobilisent un ensemble complexe de ressources constitutives d’une culture (perceptives, décisionnelles, motrices, affectives, relationnelles, sémiotiques). Par techniques, il faut donc entendre en premier lieu « les techniques de prise de décisions en contexte sportif dynamique » (Bouthier, 2020). Savoir se placer en fonction de ses partenaires et de ses adversaires pour optimiser l’espace d’attaque et l’incertitude chez ses adversaires constitue par exemple une étape de l’apprentissage technico-tactique en sport collectif. De plus, le cadre scolaire implique une approche réflexive des savoirs (secondarisation) qui empêche de réduire la technique à la partie la plus visible de son expression. Ces exigences de réflexivité expliquent en partie pourquoi les enseignants d’EPS se réfèrent volontiers à des modèles construits par exemple dans le domaine des apprentissages conceptuels (approche cognitiviste ou computationnelle). Le comportement moteur est dans ce cas conçu comme piloté par des connaissances et sous-tendu par leur acquisition. L’important dans ce cas est d’assurer une résolution cognitive rapide du problème auquel on confronte les élèves. La compréhension est donc supposée permettre une modification immédiate et stable du comportement (Delignières, 1998). 

    L’approche dynamique adopte un point de vue différent, postulant que le comportement d’un système complexe émerge de l’interaction des contraintes qui pèsent sur lui. L’apprentissage moteur est alors majoritairement le fait de processus d’ordre implicite. Le comportement est alors conçu comme un phénomène émergeant d’un réseau de contraintes, liées soit à la tâche, soit à l’organisme, soit à l’environnement. Il ne s’agit pas de supposer que le comportement n’obéit qu’à un déterminisme mécanique que le système ne ferait que subir passivement. Ce modèle suggère simplement qu’un contrôle cognitif, centralisé et exhaustif de la motricité est une hypothèse inutile, et que des caractéristiques essentielles du comportement du système effecteur résultent sans doute de processus d’auto-organisation. Dans cette perspective, la place et le rôle des connaissances n’est donc pas à nier mais à reconsidérer (Delignières, 1998).

    L’engagement

    L’engagement peut être considéré comme un processus qui conduit l’individu confronté à des situations spécifiques d’apprentissage, à accepter de mettre ses connaissances préalables au travail, et à relever le défi de leur transformation (Bourgeois, 1998). Il est intéressant de rapprocher cette définition de celle qu’ Allal (1982) donne du « décalage optimal » : « le maximum de contraintes et d’obstacles qu’on peut mettre à l’élève pour qu’il réussisse sans se décourager ». Cette notion est au cœur du questionnement pédagogique au sens où elle articule le problème que pose la situation d’apprentissage aux élèves (pôle objectif) et l’activité que ces derniers sont censés déployer pour le résoudre (pôle subjectif). B.Lahire (2013) indique à ce sujet que « Ce qui détermine l’activation de telle disposition dans tel contexte est alors le produit de l’inter-action entre des rapports de force interne et externe : rapports de force entre des dispositions plus ou moins fortement constituées au cours de la socialisation passée (interne) et rapports de force entre des éléments (caractéristiques objectives de la situation, …) du contexte qui pèsent plus ou moins sur l’acteur (externe) ». Du point de vue de l’élève, la psychologie cognitive caractérise un comportement observable selon trois niveaux d’engagement : je rentre dans la tâche ; je rentre dans la tâche et je fournis des efforts ;  je rentre dans la tâche, je fournis des efforts et je persévère. Cet engagement s’appuie sur deux systèmes de croyance : celui sur les tâches, celui sur soi-même. Il est donc important que le problème posé à l’élève ait de la valeur pour lui afin qu’il se sente capable de le résoudre et s’y engage. On perçoit l’enjeu déterminant qu’il y a à donner du sens aux tâches scolaires. Le rapport à la culture et à la logique des pratiques d’opposition collective apparaissent décisifs, ce qui nous amène à évoquer maintenant la notion de formes de groupement.

    Les formes de groupement

    Les formes de groupement peuvent se définir comme des manières plus ou moins explicites et concertées que les enseignants choisissent de mettre en œuvre pour répartir les élèves. Cette répartition peut s’effectuer selon des critères variables tels que l’appartenance de sexe, les qualités physiques, ou encore les affinités relationnelles. Les formes de groupement représentent un geste professionnel (Bucheton, 2021) destiné à organiser des groupes en fonction des objectifs pédagogiques, des situations d’apprentissage, des profils d’élèves. Il est difficilement concevable d’envisager les formes de groupement dans les pratiques d’opposition et de coopération sans questionner les stratégies utilisées pour prendre en compte les rapports de forces. Les pratiques sociales de référence (rugby, football, handball, volley-ball, basketball etc.) sont organisées selon un principe d’homogénéisation des niveaux de jeu. Poules, divisions, catégories sont autant de notions qui montrent que cette culture s’est historiquement construite sur l’équilibre des rapports des forces. Une proposition (attribuée à Aristote) rappelle les enjeux de cette recherche d’équilibre : « la grande injustice [serait] de traiter également les choses inégales ». Si la préservation de l’intégrité physique des joueurs peut expliquer le caractère indiscutable de ce principe dans certaines pratiques, le sens ou l’intérêt que chaque protagoniste va donner au jeu trouve aussi sa raison d’être à travers la mise en œuvre de ce type de choix. Le collectif d’étude disciplinaire pour le renouvellement de l’enseignement de l’EPS (CEDREPS), qui réunit des enseignants, des formateurs et des chercheurs, en appelle (selon nous à juste titre) à la vigilance concernant la préservation de la dimension culturelle des pratiques lorsqu’elles se scolarisent. Comme nous l’avons souligné, c’est bien parce qu’elle est fidèle à ses principes que la culture met en jeu des émotions qui vont prendre sens[[4. A.Berthoz (1997) définit le mot sens selon trois registres. Celui de la sensation, celui de la direction, celui de la  signification.]] pour les individus. 

    La question des formes de groupement fait depuis longtemps l’objet de propositions en pédagogie. Dans la mesure où elle s’articule de manière systémique à celle de l’engagement et des apprentissages, les spécialistes du CA4 et l’institution semblent lui avoir accordée une attention particulière. Depuis les années 1980, quelques jalons ont en effet été posés à ce sujet.

    Quelques réflexions à propos des formes de groupement en volley-ball au lycée… et ailleurs 

    Le CA4 a la particularité de rassembler des pratiques sportives dont l’essence commune peut se définir par la mise en jeu constante d’un rapport de force entre attaquants et défenseurs. Deleplace (1979) parle d’une « conception dialectique » pour caractériser cette tension permanente. La présence de ces interactions continûment tramées par l’efficacité du « geste » implique une réflexion sur la manière dont les élèves sont répartis quand ils doivent s’affronter pour apprendre. Les experts et le législateur semblent s’être rejoints pour penser que l’homogénéisation des niveaux de jeu constitue un principe directeur de la conception des pratiques de ce champ.

    Le bien-fondé du double principe d’homogénéité des niveaux est lié à sa dimension structurante à la fois sur le plan pédagogique et sur le plan didactique. Concevoir des problèmes à la mesure des capacités des élèves est une des composantes centrales du métier d’enseignant. Le référentiel de compétences (2013) qui leur est destiné indique qu’ils doivent « construire, mettre en œuvre et animer des situations d’enseignement et d’apprentissage prenant en compte la diversité des élèves » ou bien encore « organiser et assurer un mode de fonctionnement du groupe favorisant l’apprentissage et la socialisation des élèves ». La prise en compte de l’écart entre les niveaux devient alors un paramètre décisif dans la conception d’un problème qui permet à la fois l’opposition et la coopération harmonieuse des joueurs. Une revue (non exhaustive) de la littérature nous éclaire sur ce qui explique la reconnaissance dont jouit le double principe d’homogénéité des niveaux. Chêne, Lamouche et Petit (1986) indiquent qu’« il est recommandé de prévoir dans son organisation pédagogique des groupes de niveaux qui réuniront des élèves : d’aptitudes physiques équivalentes ; de vitesses d’acquisition proches ; de niveaux de jeu identiques. ». Ils vont jusqu’à préciser que « ces groupes de niveaux fonctionneront dans des ateliers à effectif restreint … . Les situations compétitives regroupent des éléments de valeurs homogènes pour augmenter la motivation qui se crée dès l’instant où est perçue la notion de lutte équilibrée.». On remarque que ces auteurs articulent eux aussi envie de jouer et équilibre des rapports de forces. On peut ainsi souligner que la stratégie qui consiste à réunir des élèves de niveaux « hétérogènes » au sein de groupes à effectif « élargi » (Perrocheau et Coulloc’h, 2021) est deux fois antithétique à ce point de vue. Quand il analyse les pratiques professionnelles, Metzler (1994), lui aussi spécialiste de la pédagogie du VB, indique que « de nombreux entretiens et résultats d’enquêtes nous montrent que le volley-ball proposé par les enseignants d’EPS de lycée est majoritairement un jeu en 6 contre 6 et par groupes de niveaux. ». Il précise que « le nouveau lycée acceptera des élèves de plus en plus hétérogènes ; face à cette situation nouvelle, il faudra faciliter la diversité des demandes et au-delà, proposer des trajets personnalisés d’élèves. ». Ces propos mettent l’accent d’une part sur les choix professionnels majoritairement favorables à une répartition homogène des niveaux de jeu, mais aussi sur la différenciation qu’il faut opérer face à un public aux compétences très inégales. Les réflexions de Brau-Antony (2001) viennent corroborer ce parti pris. Lorsqu’il répertorie les différentes conceptions des jeux sportifs collectifs, l’auteur montre que la conception dialectique implique la prise en compte de l’équilibre des rapports de forces quelles que soient les circonstances : situation de match, effectif réduit, homme à homme. En outre, parmi les deux autres conceptions décrites (techniciste ou structurale), aucune ne semble remettre en question la pertinence de la première. Si la conception structurale semble au contraire la conforter, la conception techniciste est quant à elle présentée comme datée eu égard à la définition surannée qu’elle propose du concept de « technique », réduit à des savoir-faire gestuels isolés de leur contexte et de leurs conditions d’exécution. La littérature ne manque pas qui invite les enseignants à adopter ce double principe d’homogénéité des niveaux dès qu’il s’agit du CA4. Jeannin (2020) écrit qu’en handball elle constitue des équipes de niveaux en réponse à des besoins différents : « Lors de chaque match, les élèves peuvent s’exprimer pleinement en fonction de leurs capacités puisque les équipes sont homogènes en leur sein. ». Dans le cas des sports de raquette, Visioli et Petiot (2020) disent qu’il faut constituer « des groupes homogènes afin de prendre en compte la nécessité d’un équilibre du rapport de force dans les activités de raquette et de maintenir le sens de l’activité pour les élèves ». 

    Empirique, institutionnel, didactique ou culturel, les registres à partir desquels le double principe d’homogénéité des niveaux est suggéré sont nombreux. Nous verrons que cette démonstration gagne en robustesse quand on convoque les connaissances scientifiques (document 1) qui viennent affermir l’idée selon laquelle dans le cadre d’une confrontation, l’homogénéisation des niveaux de jeu participe avantageusement à un engagement durable, à l’harmonisation des relations entre les élèves et aux apprentissages.

    Une logique de l’activité (ou activité logique) contre la logique (de la) pratique du VB  

    Arguant que certaines approches « trop sportives » ne valoriseraient que les élèves les plus habiles, certains enseignants en viennent aujourd’hui à plaider pour que les joueurs, adroits ou non, se regroupent au sein d’équipes hétérogènes en leur sein et homogènes entre elles pour s’opposer. À partir de là, ils conçoivent des dispositifs didactiques qui seraient à même de faire marquer ou gagner ceux dont le niveau de technicité est le moins avancé. Comme le soulignent Eloi et Uhlrich (2013), un dispositif (ou artefact) cherche à influencer la manière dont le sujet va orienter son activité de résolution de problème. Un lien profond existe donc entre la conception de la tâche, le problème qu’elle est censée poser et l’activité que l’élève devra déployer pour le résoudre. L’analyse précise d’un dispositif (le « score dégressif ») qui s’articule « logiquement » au choix d’une hétérogénéité prononcée au sein des équipes nous aidera à mieux comprendre les problèmes que pose cette forme de groupement lors d’une confrontation.

    Le dispositif du « score dégressif » cherche à faire collaborer les élèves les plus adroits avec ceux qui le sont moins. Au début du match, une valeur de 10 points est attribuée à chaque joueur. Celui qui conclut l’échange permet donc à son équipe de scorer à hauteur de 10 points, toutefois, sa valeur passe alors de 10 à 5 points. Quand (si) il marque une deuxième fois, l’équipe score à hauteur de 5 points mais sa valeur descend cette fois définitivement à 1 point jusqu’à la fin de la partie. On comprend aisément que ce dispositif est conçu pour contraindre les élèves habiles à jouer avec les autres (« réussir ensemble » plutôt que « marquer seul » selon les termes des auteurs). En toute logique, on peut effectivement penser que le joueur qui ne vaut plus qu’1 point (probablement le « meilleur » qui aurait déjà marqué deux fois) cherchera à faire marquer les moins habiles de ses coéquipiers qui n’ont pas encore marqué afin que l’équipe score à nouveau à hauteur de 10 points. Ce raisonnement est difficilement contestable si on en reste à sa dimension rhétorique. Une série de questions apparaît cependant si l’on se place dans une perspective plus pragmatique.

    1. Le scénario envisagé par le « score dégressif » n’implique t-il pas un mode d’activité qui  contredit celui que les élèves mobilisent quand ils jouent au VB ? Quand le ballon est en jeu, je suis le plus souvent pris par l’urgence d’une situation complexe qui impose ses contraintes : vitesse du ballon, positions sur le terrain par rapport aux autres, posture à adopter par rapport à la position du ballon, prises d’informations sur mes coéquipiers et mes adversaires, etc. En attribuant une valeur à chaque joueur en fonction des échanges qu’il a conclus, n’oblige-t-on pas les élèves à avoir en permanence conscience de ces valeurs ? Par conséquent, ne fait-on pas dépendre l’intelligibilité des choix de la logique hypothético-déductive qu’implique le dispositif ? Les élèves peuvent-ils opérer ces choix qui répondent à une activité de type délibératif alors qu’ils sont soumis aux urgences d’une pratique qui impose une activité (infra-consciente) d’un tout autre type (couplage acteur-environnement) ? Dans ce cas, on passe bien d’une intelligibilité liée à la logique (de la) pratique du VB à une autre forme d’intelligibilité liée à un dispositif qui convoque simultanément la « logique pratique » et la « logique du raisonnement ». Cette logique calculatrice qu’on peut adopter lorsqu’on est dégagé des contraintes d’une action qui impose son urgence et ses nécessités est-elle envisageable ? Mouchet (2005) remet en cause la pertinence de ce modèle algorithmique dans les situations sportives réelles où règne la complexité en précisant que « les situations complexes, évolutives et se déroulant sous forte pression temporelle et corporelle rendent caduc le schéma classique détecter/identifier/agir ». Perrocheau et Coulloc’h (2021) ne tombent-ils pas dans le piège dénoncé par Bourdieu (1994) quand celui-ci s’intéresse aux obstacles épistémologiques que pose l’analyse des pratique[[« Il m’est apparu ainsi que, dans la mesure où elle engage un mode de pensée qui suppose la mise en suspens de la  nécessité pratique et met en œuvre des instruments de pensée construits contre la logique de la pratique, comme la  théorie des jeux, la théorie des probabilités etc., la vision scolastique s’expose à détruire purement et simplement son  objet ou à engendrer de purs artefacts lorsqu’elle s’applique sans réflexion critique à des pratiques qui sont le produit  d’une autre vision » (P.Bourdieu. Raisons pratiques, 1994).]]? En mettant « un savant dans la machine » ,ne confondent-ils pas la logique des choses et les choses de la logique. Dans Le sens pratique (1980) Bourdieu précisait déjà que « La situation de l’ethnologue rappelle la vérité de la relation que tout observateur entretient avec l’action qu’il énonce et analyse : à savoir la rupture indépassable avec l’action et le monde (…) que suppose l’intention même de dire la pratique et surtout de la comprendre ». Il ajoutait que « L’intellectualisme est inscrit dans le fait d’introduire dans l’objet le rapport intellectuel à l’objet, de substituer au rapport pratique à la pratique le rapport à l’objet qui est celui de l’observateur ». Depuis longtemps de nombreux chercheurs ont émis de sérieux doutes sur l’intérêt du processus de conscientisation lors des phases d’exécution (document 1).

    2. En contraignant les plus habiles à faire des passes à ceux qui le sont moins, n’oblige t-on pas ces élèves à déployer une activité qui contredit l’essence profonde de la pratique ? En VB, le but n’est pas de se faire des passes, mais bien de gagner le point ou la partie en jouant (éventuellement) avec ses partenaires. Pour Bouthier (2008), l’efficience de l’enseignement de procédés ou de procédures n’est valable que si l’on en connaît le sens. Dans le cadre d’une recherche d’optimisation des techniques ainsi conçues, comment interpréter le sens d’un dispositif qui, sans aménagements particuliers, contraint à jouer avec quelqu’un qui a de grandes chances de me faire perdre l’échange ? Un traitement didactique conçu sur de bons sentiments ne fait-il pas dans ce cas obstacle à un cheminement intellectuel qui met en jeu un principe reconnu pour sa capacité à optimiser la mobilisation des ressources de chacun lors d’un match : équilibrer les niveaux pour encourager les élèves à s’engager dans le rapport de force pour le faire basculer en leur faveur. À ce propos, Le Bas (2021) précise que « la situation de pratique scolaire doit intégrer les problèmes dont dépendent des connaissances que l’on veut faire acquérir aux élèves, ce qui suppose une juste approche épistémologique de ces connaissances ». Dans la mesure où les techniques requises pour satisfaire au dispositif du « score dégressif » sont deux fois en contradiction avec la logique du VB (sens de la pratique et modes d’activité mobilisés), peut-être doit-on en effet reconnaître la présence d’un problème d’ordre épistémologique.

    3. Le « score dégressif » peut-il permettre une collaboration harmonieuse entre les élèves au sein  de l’équipe ? Le dispositif réunit à dessein des élèves de niveaux hétérogènes pour qu’ils collaborent et que les plus faibles marquent. En VB, le niveau de technicité et la pertinence des choix tactiques sont mis à l’épreuve de la complexité des situations. C’est le plus souvent dans l’urgence que les joueurs saisissent les opportunités qui se présentent à eux en cours d’action. Or, comme nous l’avons déjà souligné, nous savons que la capacité d’un élève à libérer de l’attention pour la consacrer à la prise d’informations externes participe de son degré de technicité. À partir de là, comment penser que ceux qui rencontrent le plus de difficultés pour contrôler la trajectoire du ballon vont pouvoir répondre de manière adéquate à une complexité qui est corrélée au niveau de jeu de certains adversaires bien plus habiles ? Comment donner du sens à un travail collectif si « jouer avec » vient contredire le sens même d’une pratique qui pousse à être le plus efficace possible ensemble ? Nous pensons que les échecs répétés des élèves les moins adroits sont de nature à émousser l’engagement durable de chacun. A contrario, nous pensons que l’équilibre du rapport de force est de nature à mobiliser les élèves sur un travail commun d’élaboration de stratégies. C’est donc en utilisant ce ressort émotionnel culturellement fondé qu’est l’équilibre du rapport de force que la coopération et les apprentissages prennent du sens. De surcroît, élaborer des problèmes ajustés au niveau de chacun est d’autant plus envisageable que les joueurs (partenaires et adversaires) partagent des degrés de technicité suffisamment proches. Cet ajustement apparaît par conséquent comme une condition nécessaire à un engagement durable dans les apprentissages.

    Réunir lors d’un match des élèves dont les niveaux de jeu sont trop éloignés complique à la fois la gestion pédagogique et les apprentissages. Cette volonté semble dans ce cas conduire à des impasses didactiques que le dispositif du « score dégressif » fait apparaître. L’« équation » selon laquelle le rassemblement d’élèves de niveaux très hétérogènes sur un même terrain favorise leur collaboration (coopérer = être ensemble sur un terrain) est une manière de réduire une problématisation plus complexe. Pour travailler ensemble des savoirs concernant l’efficacité des stratégies collectives, opter pour une répartition plus équilibrée des forces, proposer des situations dont le degré de difficulté est ajusté aux niveaux des élèves, partager les scores et accompagner régulièrement les phases d’action d’un questionnement lors de regroupements en classe entière constituent des choix qui semblent préférables.

    Conclusion 

    Le (double) principe d’équilibre des niveaux structure les pratiques du CA4. Nous avons vu dans quelle mesure son respect est décisif pour que les élèves s’engagent, apprennent et coopèrent. Nous nous sommes attachés à montrer qu’en le remettant en question, certaines démarches d’enseignement vont jusqu’à proposer des dispositifs qui contredisent à la fois la logique du VB et les logiques pratiques à partir desquelles les individus affrontent la complexité des problèmes que posent les sports collectifs. Finalement, après s’être intéressé de près à une proposition pédagogique qui n’utilise pas un des ressorts culturels essentiels des sports collectifs, l’équilibre des rapports de forces, on garde le sentiment qu’une fois acté ce « pêché originel », on a de cesse de courir après de véritables expédients qui ne peuvent pas satisfaire les objectifs pourtant louables que l’on s’est fixés. En l’état, le dispositif du « score dégressif » n’apparaît pas didactiquement pertinent. Le choix de faire jouer les moins habiles avec ceux qui le sont bien davantage ne doit pas pour autant faire l’objet d’une refus catégorique. Le tutorat, le travail en partenariat ou avec un handicap mesuré constituent des pistes intéressantes. Le « score partagé »[[Les équipes sont réparties de manière homogène entre elles et en leur sein et le score réalisé à l’issue d’une rencontre est conservé pour la rencontre suivante qui oppose l’autre niveau de jeu.]] constitue également un dispositif propre à  encourager le travail commun et la solidarité. La confrontation directe mérite quant à elle quelques précautions. Aussi regrettable que cela puisse paraître, les élèves ont des niveaux de jeu souvent trop hétérogènes pour être réunis. Reconnaissons-le sans regret ni culpabilité, il est peu probable que les derniers puissent être les premiers. Une fois dépassé, ce vœu pieux doit laisser place à l’idée que les différences peuvent être une richesse qui n’empêche nullement l’apprentissage de tous et l’échange. Dans une formule qui ramasse l’ensemble des termes du problème, Nietzsche (2002) nous permet de conclure : « Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force, (…) c’est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force ».

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