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Par Jean-Pierre Garel

« Jeux paralympiques de Tokyo : un bond vers une société plus inclusive ». Ce titre d’un article d’ONU info, en ligne le 29 août 2021, exprime bien la croyance répandue aux vertus inclusives du sport, encore avancée à l’occasion des Jeux à venir …


« Pour Paris 2024, les Jeux se mettent à l’inclusif », peut-on lire sur le site de La France-une chance[[ https://lafrance-unechance.fr/initiative/pour-paris-2024-les-jo-se-mettent-a-linclusif/]]. Celui de handicap.fr [[https://informations.handicap.fr/a-paris-2024-inclusion-10077.php]] relaie un objectif formulé par les organisateurs de ces Jeux : « mettre en marche une « société inclusive et solidaire« . Accessibilité aux équipements sportifs, regard porté sur le handicap, encouragement à la pratique pour tous… » Et il reprend la perspective dessinée par Tony Estanguet, co-président du Comité de candidature Paris 2024 : « améliorer l’inclusion ».

Sachant que le handicap est de loin, en France, le principal critère de discrimination [[Le handicap constituait en 2020, pour la quatrième année consécutive, plus de 21% des motifs de saisine du Défenseur des droits en matière de discrimination, devant l’origine, avec un peu plus de 13% (https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_rapport-annuel-2020_25-03-2021.pdf).]], et donc d’exclusion, la prégnance de l’inclusion dans les discours invite à interpeller la réalité des vertus inclusives accordées aux Jeux paralympiques, qui rassemblent des sportifs présentant une déficience motrice ou visuelle[[En France, ils relèvent essentiellement de la FFH (Fédération française handisport : 35 000 licenciés en 2022).]], ou une déficience intellectuelle [[La FFSA (Fédération française du sport adapté : 65 000 licenciés) leur est dédiée.]]– quant aux athlètes sourds ou malentendants, absents, ils ont leurs propres Jeux, les Deaflympics.

Précisons que nous n’entendons pas réduire l’inclusion à une situation de partage d’activités en milieu ordinaire entre des personnes handicapées et des personnes valides, même si c’en est un élément fondamental. Une société peut être considérée comme inclusive dès lors que, dans un esprit de justice soucieux d’articuler le divers et le commun, elle travaille à n’exclure aucun individu du chemin conduisant à son accomplissement personnel et à une participation sociale qui soit exempte de toute discrimination, qui implique pour tous et toutes le plein exercice du droit d’accéder au patrimoine humain et social, à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à la culture, au logement, au sport… notamment dans les espaces de droit commun. Selon cette conception, il n’est pas écarté que des personnes en situation de handicap puissent trouver matière à s’accomplir et à participer à une vie sociale gratifiante dans des activités « entre soi », comme les jeux paralympiques.

On s’interrogera sur les vertus inclusives de ces Jeux à partir d’un double questionnement : dans quelle mesure la participation des parasportifs à cet évènement répond-il à un souci d’équité revendiqué, et quelles sont les retombées inclusives des Jeux paralympiques ?

Une participation équitable aux Jeux paralympiques ?

Si 99% des athlètes en finale du 100 mètres homme et femme des Jeux paralympiques de Londres, en 2012, faisaient partie des pays les plus riches de la planète, on peut penser que le prix élevé d’une prothèse des membres inférieurs n’y est pas pour rien. Mais l’(in)équité d’accès aux Jeux et aux chances de médaille pour des raisons économiques est moins documentée que celle qui est abordée sous l’angle des caractéristiques individuelles des concurrent.e.s. Selon ce point de vue, on s’attache à prendre en compte le niveau de capacités fonctionnelles des individus afin de viser l’égalité des chances dans la compétition. Ce qui aboutit à un « nouvel ordre sportif (…), permis et produit par les systèmes de classification des sportifs qui se présentent comme fondement de l’esprit paralympique et de ce fait même comme objet de toutes les controverses » (Marcellini, 2016, p. 6).

La présence restreinte des sportifs avec une déficience intellectuelle ou des troubles psychiques

Les athlètes avec une déficience intellectuelle constituaient moins de 5 % des sportifs paralympiques aux jeux de Tokyo, en 2021, et ils ne participaient qu’à trois disciplines – natation, tennis de table et athlétisme – sur les vingt-deux présentes. Six sportifs seulement pour la FFSA (Fédération française du sport adapté). Par ailleurs, la diversité des figures du handicap était réduite. Pas d’athlètes trisomiques, alors qu’ils participent aux championnats d’Europe et du monde organisés par la Fédération internationale des athlètes déficients mentaux (Virtus). Son président, Marc Truffaut, également président de la FFSA, a plaidé en vain l’ajout d’une catégorie spécifique pour les personnes avec une déficience intellectuelle et des déficiences associées, comme celles porteuses d’une trisomie 21, par exemple la nageuse Cloé Renou, détentrice de records du monde et de plusieurs titres de championne du monde. Pas, non plus, d’athlètes avec des troubles psychiques, tels une schizophrénie, ou des troubles relevant du spectre autistique, s’ils n’ont pas par ailleurs une déficience intellectuelle définie selon des critères précis. Et on ne voit évidemment pas de personnes avec une déficience intellectuelle si sévère que la compétition n’aurait pour elles pas de sens. Elles sont pourtant accueillies au sein de la FFSA, où elles y pratiquent des activités à leur mesure.

Pas assez handicapé pour participer, ou trop

Certains troubles moteurs appartenant à la catégorie des handicaps dits « invisibles », parce que non détectables si la personne concernée n’en parle pas, sont absents des Jeux, comme la dyspraxie, qui se manifeste notamment par une importante maladresse corporelle dans certaines situations. Pour leur part, des sportifs ayant des déficiences motrices très sévères ne sont guère présents. Peu d’épreuves sont prévues pour eux. Certes, la boccia, jeu de boules qui s’apparente à la pétanque et qui est accessible malgré de lourdes déficiences, est présente, mais le foot fauteuil (en fauteuil électrique) n’est toujours pas admis, alors qu’il est organisé au niveau mondial par une fédération sportive spécifique[[La France a gagné la coupe du monde en 2018.]].
À l’inverse, un concurrent peut être exclu des Jeux parce que trop performant, tel Derek Malone, médaillé de bronze en athlétisme sur 800 mètres aux Jeux paralympiques d’Athènes, en 2004. Il devait participer en 2008 au tournoi de football à 7, mais, à la suite des procédures de classification comportant une observation de son activité lors de compétitions, il a été décidé qu’il présentait trop de capacités pour être éligible dans le circuit paralympique de ce sport. Son travail à l’entraînement a donc abouti à un résultat qu’Anne Marcellini qualifie d’« amère performance » (op. cit., p. 5).

Des catégories de parasportifs vraiment équitables ?

Comme souligné dans un article très documenté sur l’héritage des Jeux paralympiques, publié dans Movement and science (Richard et al., 2020), les systèmes de classification des athlètes peuvent conduire à une diminution des chances de qualification et de médaille, voire à une exclusion. Ainsi, le regroupement des judokas déficients visuels en une seule catégorie, sans tenir compte du fait que certains sont aveugles et d’autres malvoyants, désavantage les premiers, particulièrement si leur cécité est congénitale. Quant à l’exclusion des jeux, elle peut résulter d’un changement du système de classification décourageant pour un(e) athlète de haut niveau. Cécile Hernandez en est l’illustration. Atteinte de sclérose en plaque, cette snowboardeuse a été vice-championne paralympique en 2014 et 2018. En 2020, l’IPC (comité international paralympique) a décidé de supprimer sa catégorie de handicap, par manque de compétitrices. Elle a alors proposé de concourir dans une catégorie d’athlètes moins handicapés qu’elle aux Jeux d’hiver de Pékin, en 2022. Devant le refus de l’IPC, elle a saisi la cour de justice de Düsseldorf, qui a accédé à sa demande trois semaines avant le début des Jeux. Elle a finalement remporté la médaille d’or en snowboard cross. Pour sa part, le nageur Théo Curin, au pied du podium à Rio à l’âge de 16 ans, a renoncé à se rendre à Tokyo. Amputé des quatre membres, il n’a pas admis un changement qui introduisait dans sa catégorie des athlètes disposant de leurs deux mains.
Ajoutons que le recours à des prothèses permettant des performances qui les rapprochent de celles des valides conduit à s’interroger sur l’avantage qu’elles peuvent procurer, c’est-à-dire sur l’égalité des chances et donc sur les règles des compétitions sportives et l’établissement des catégories (Queval, 2020 a). La question s’est notamment posée à partir des performances réalisées par Oscar Pistorius, amputé sous les genoux et autorisé à concourir aux Jeux olympiques de 2008 en utilisant des prothèses constituées de fines lames de carbone.

Quelles retombées inclusives des Jeux paralympiques ?

En termes d’inclusion, les retombées des jeux olympiques peuvent être envisagées en considérant deux objectifs qui leur sont souvent explicitement associés : un développement généralisé de la pratique sportive des personnes en situation de handicap, et un changement de regard sur le handicap ; auxquels on ajoutera l’expérience inclusive des parasportifs ayant participé aux Jeux.

Un développement de la pratique sportive mesuré et contrasté

L’accroissement de la pratique sportive des personnes handicapées, suite à des jeux particulièrement réussis à Londres, était un objectif du gouvernement britannique. Pour les auteurs d’un article paru dans The conversation, plusieurs études ont démontré qu’il n’avait pas été atteint, la participation sportive n’ayant augmenté ni de manière significative ni de manière pérenne dans le pays depuis 2012 (Gérard et al. 2019). Un autre article, cité plus haut (Richard et al., 2020), fait état de très nombreuses recherches menées après ces Jeux pour en mesurer l’impact. Elles vont dans le même sens que le précédent. Ainsi, celles effectuées par Sport and Recreation Alliance en 2013 ont montré que 89 % des clubs sportifs interrogés au Royaume-Uni n’ont pas vu augmenter le nombre de personnes handicapées qu’ils accueillaient, et que 61% des clubs dédiés à ces personnes n’ont pas constaté après les Jeux de différence notable quant au nombre de licenciés. Au-delà des Jeux de Londres, l’article conclut que la littérature ne fournit pas de preuves empiriques substantielles qui permettent d’affirmer l’impact positif de méga-événements tels que ces Jeux sur l’essor du sport pour tous. Ian Britain, chercheur à la Coventry Business School, nuance cette conclusion en avançant que, si progrès il y a eu après les jeux de Londres, ils restent mesurés. La pratique handisport s’est certes développée, mais surtout à un haut niveau (Brittain, 2017).
Il n’y a pas qu’au Royaune-Uni que le sport de haut niveau est favorisé par les pouvoirs publics au détriment du sport pour tous. Les auteurs de l’article de Movement and science mentionnent une étude soulignant que le financement du sport paralympique australien à la suite des Jeux paralympiques, en 2000, a certes été augmenté, mais que seulement 15% de cette augmentation ont été consacrés au sport de masse en 2006–2007 (Richard et al., op. cit., p. 45). Ils citent d’autres recherches, menées en Chine après les Jeux de Pékin en 2008. Elles montrent que la majorité des investissements en faveur du développement du sport pour les personnes handicapées ont été consacrés au sport paralympique de haut niveau et qu’ils ont essentiellement bénéficié aux zones urbaines et riches du pays, au détriment des zones rurales et pauvres. C’est l’obtention, en 2001, de l’organisation à Pékin des Jeux olympiques et paralympiques en 2008 qui a été un facteur de changements. Selon les chiffres officiels du Comité international paralympique, la Chine a notamment dépensé, de 2001 à 2008, l’équivalent de vingt ans d’investissements avant cette date. Un article du journal Le Monde sur les jeux paralympiques dans ce pays montre des effets de ces Jeux[[« Jeux paralympiques 2021 : en Chine, une approche sportive élitiste, mais aussi sociale ». Journal Le Monde du 25/ 08/2021. En ligne : https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/08/25/jeux-paralympiques-2021-en-chine-une-approche-sportive-elitiste-mais-aussi-sociale_6092266_3242.html]]. En 2007 a été ouvert un Centre d’entraînement national pour les parasportifs, et plus de 225 centres d’entraînement ont été créés dans les provinces. Par ailleurs, d’après les chiffres fournis par le gouvernement chinois en 2019, plus de 100 000 enseignants et instructeurs ont été formés pour adapter leurs méthodes d’éducation aux personnes handicapées. Pour Guan Zhixun, professeur associé à l’université du Zhejiang, interviewé pour les besoins de l’article, c’est un système élitiste, dont les résultats spectaculaires se manifestent par le nombre de médailles obtenues lors des Jeux, mais pensé comme vecteur d’une meilleure inclusion des personnes handicapées. Cependant, commente le journaliste, leur quotidien en Chine reste difficile. En 2013, Human Rhigts Watch avait appelé à mettre fin à la discrimination et à l’exclusion dont sont victimes les enfants handicapés, soulignant notamment leurs difficultés en matière d’éducation. « C’est bien la preuve qu’il reste encore beaucoup à faire pour effacer cette discrimination presque culturelle du handicap », conclut Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique.
En France, le sport adapté semble bien avoir bénéficié des Jeux paralympiques. Selon Marc Truffaut, président de la FFSA, la fédération a doublé son nombre de licenciés depuis 2009, avec « un bond des licences après Londres », se souvient-il[[« Aux Jeux paralympiques, le chemin tortueux du sport adapté ». Journal Le Monde du 24/08/2021. En ligne :
https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/08/24/le-chemin-tortueux-du-sport-adapte-aux-jeux-paralympiques_6092233_3242.html
]]. Il ajoute que la médaille de bronze du pongiste Pascal Pereira-Leal, gagnée à cette occasion – la première pour la fédération – , a contribué à sortir le sport adapté de l’anonymat. Aujourd’hui, huit disciplines (l’athlétisme, la natation, le tennis de table, le basket, le football, le cyclisme, le ski alpin et le ski nordique) sont reconnues de haut niveau par le ministère des sports, même si trois seulement sont présentes aux Jeux paralympiques.

Un changement de regard sur le handicap attendu et débattu

Bien des personnes handicapées se plaignent que le regard porté sur elles soit lourd de sens sur leur étrangeté, leur infériorité, et qu’il exprime davantage une curiosité dérangeante, la pitié, la compassion, voire le rejet, que la reconnaissance de leurs capacités et d’une commune humanité.
Si l’on considère les attentes formulées à l’égard des Jeux paralympiques, ils auraient le pouvoir de redresser cette image, de « changer le regard ». Il est vrai qu’à travers leur élite sportive, les personnes en question prennent une lumière avantageuse, notamment, en France, depuis que les médias les donnent davantage à voir et à entendre à l’occasion de ces Jeux. Mais la minorité d’entre elles qui est ainsi éclairée laisse dans l’ombre toutes celles dont la déficience pourrait conduire à des performances moins étonnantes et à des images moins séduisantes. Comme mentionné précédemment, il s’agit de personnes avec une déficience intellectuelle sévère, une trisomie 21, des troubles psychiques et du spectre autistique non accompagnés de déficience intellectuelle, auxquelles on ajoutera, par exemple, celles qui présentent une infirmité motrice cérébrale se traduisant par des mouvements involontaires et incontrôlables. Place, majoritairement, à celle et celui qui est susceptible de surprendre et de séduire par sa capacité à surmonter des épreuves de la vie, par ses performances, son apparence, un corps qui peut « peut faire miroir à l’imaginaire du corps construit par une idéologie sportive très prégnante : un corps contrôlé, toujours plus efficace (…), capable d’une figuration athlétique, voire héroïque » (Marcellini, 2015, p. 34). On comprend que « ce mouvement de déstigmatisation de certains ne va pas sans le renvoi en retour du stigmate sur d’autres catégories recomposées du handicap, celles habitées par tous ceux dont les déficiences ne les autorisent pas à ce jeu des apparences » (ibid.).
Ce regard biaisé, qui ne retient que des individus vus comme exceptionnels, questionne la croyance que les Jeux paralympiques seraient une « vitrine du handicap », selon les mots de la ministre chargée des sports après les Jeux de Tokyo, et qu’ils inciteraient les personnes handicapées à s’engager dans une pratique sportive. Le sociologue Pierre Dufour, lui-même en fauteuil roulant, en doute. Il s’interroge sur l’image que les Jeux renvoient de ces personnes et sur ses conséquences : « Quelles représentations en fait-on ? Celles de jeunes gens beaux et dynamiques. Celles de muscles triomphants. Finalement celles de sportifs qui se coulent dans les normes de la validité. C’est leur choix et il est tout à fait respectable. Mais cette réalité reste quand même très éloignée de celle que vivent de très nombreuses personnes handicapées : le corps bancal qui perd en capacité, l’inaccessibilité, l’insuffisance des moyens de compensation… »[[« Quand les médias transforment les athlètes en « super humains » donneurs de « leçons de vie ». Faire face. En ligne : https://www.faire-face.fr/2016/09/16/super-humains-paralympiqu ]].
Dans ces conditions, Ian Brittain, spécialiste du mouvement paralympique, déjà cité, doute que les Jeux incitent fortement la majorité des personnes en situation de handicap à une pratique sportive. Il estime que beaucoup d’entre elles « se considèrent plutôt desservies par la mise en scène d’un sport élitiste, car elles se sentent très loin des  » superhéros  » mis en avant ». Dans ces conditions, toutes « ne peuvent pas, ou ne veulent pas, s’impliquer dans le sport », du moins celui qui est exposé lors des Jeux paralympiques [[« Les retombées positives des Jeux paralympiques de Londres ont été balayées. » Faire face. En ligne :
https://www.faire-face.fr/2017/11/10/retomb »ees-paralympiques-londres-balayees/
]].
Quant à Elisa Rojas, avocate, militante pour les droits des femmes et des personnes en situation de handicap, co-fondatrice du Collectif Luttes et handicap pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE), atteinte d’une maladie génétique rare, invitée de l’émission télévisée 28’ sur la chaîne Arte, le 1er septembre 2021, son jugement est formel : « les Jeux paralympiques ne servent pas la cause des handicapés ». Présent sur le plateau de l’émission, Pierre-Yves Baudot, professeur de sociologie et membre du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées, abonde. Et il regrette que l’héroïsation de personnes qui ont réussi à dépasser leur handicap crée une injonction à suivre ce modèle, à se dépasser, comme si la seule possibilité d’existence dans la société était dans le dépassement du handicap.
Ajoutons que l’accent sur les mérites personnels de l’individu et les « leçons de vie » qu’il est censé donner masquent les conditions extrinsèques qui lui ont permis de réaliser ses exploits, notamment un accompagnement par une équipe, une logistique et, plus largement, des choix politiques, économiques et sociaux.
Finalement, les Jeux paralympiques peuvent-ils contribuer à changer favorablement le regard de la société sur le handicap ? Malgré les réserves que nous avons exprimées, on en fera quand même le pari sur un point : ils permettent de découvrir des ressources individuelles insoupçonnées. Ainsi, avoir vu jouer la pongiste Léa Ferney aux Jeux de Tokyo, où elle a remporté la médaille d’argent, questionne nos représentations du « handicap mental », catégorie dans laquelle elle était inscrite. Elle a un niveau étonnant, battant régulièrement des joueurs français valides du top 100 en témoignant d’une incontestable intelligence de jeu.
Sans extrapoler ses possibilités à l’ensemble des personnes ayant une déficience intellectuelle, on peut, à partir de cet exemple, avancer que les préjugés envers toutes celles qui vivent des situations de handicap sont à déconstruire, et postuler que toute personne « handicapée » est susceptible de posséder des ressources pouvant la conduire plus loin que prévu, pour autant qu’elles soient mobilisées au mieux. Un postulat en écho au pari de l’éducabilité mis en avant par Philipe Meirieu. Il s’avère fécond en présence d’une population déficitaire et déroutante (Mikulovic & Bui-Xuân, 2017 ; Alin, 2019).

L’expérience inclusive des parasportifs ayant participé aux Jeux

Il est paradoxal d’avancer que la participation à un évènement réservé aux personnes en situation de handicap puisse avoir des vertus inclusives. Pourtant, à côté de l’image qu’elles renvoient et qui leur vaut une reconnaissance de leur valeur, l’entraînement sportif qui les y a préparé a pu leur faire vivre des expériences gratifiantes, leur donner des pouvoirs d’action et une autonomie[[Cf. « Le sport est un formidable outil pour l’autonomie des personnes handicapées ». Entretien avec le champion de tennis handisport Michaël Jérémiasz. Journal Le Monde du 28 février 2021. En ligne : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/02/28/le-sport-est-un-formidable-outil-pour-l-autonomie-des-personnes-handicapees_6071497_1650684.html]] ouvrant sur des opportunités de rencontre et de partage.
Selon Hubert Rippol[[« Les Français portent un regard culpabilisé qui les empêche de s’identifier au sportif handicapé ». Journal Le Monde du 07/9/2016. En ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/07/les-francais-portent-un-regard-souvent-culpabilise-qui-les-empeche-de-s-identifier-au-sportif-handicape_4993783_3232.html]], le parcours vers l’excellence du sportif de haut niveau et les satisfactions qu’il en retire évoquent le « merveilleux malheur » décrit par Boris Cyrulnik (2002). Il cite Cédric Fèvre-Chevalier, paraplégique, champion paralympique au tir à la carabine : « Que serais-je devenu si je n’avais pas eu ce handicap de naissance et quelle aurait été ma vie ? Peut-être moins belle qu’elle ne l’est. Je suis quelque part là où j’ai tout à fait envie d’être. Est-ce un merveilleux malheur ? Cela ne me paraît pas exagéré de le dire. » De même, Ludovic Lemoine, amputé d’une jambe, vice-champion paralympique au fleuret par équipe aux Jeux de Londres, confie : « Un merveilleux malheur, c’est la situation dans laquelle je me trouve. Partir d’un malheur et s’accomplir dans une vie faite de situations exceptionnelles, de voyages et de rencontres que je n’aurais jamais connus si je n’avais pas eu cette maladie. »
Cela dit, on pourrait s’interroger sur les efforts consentis pour se dépasser toujours plus et tendre vers un modèle sportif olympique élitiste dont les bénéfices attendus se payent parfois au prix fort, en termes de santé physique et mentale. Quand le haut niveau verse dans « le culte de la performance extrémisé » (Queval, 2020 b), aucune discipline n’est épargnée par le burn-out[[Cf. « « Après les Jeux olympiques, j’étais vraiment déprimée » : en France, la protection de la santé mentale des sportifs à la traîne ». Journal Le Monde du 9/3/2022. En ligne :
https://www.lemonde.fr/sport/article/2022/03/08/protection-de-la-sante-mentale-des-sportifs-la-france-a-la-traine_6116659_3242.html]].
L’expérience inclusive lors de Jeux se construit à travers le partage, notamment d’émotions, avec des membres de l’entourage qui participent au projet sportif de l’athlète. Après sa médaille d’argent en Super G à Pékin, le 6 mars 2022, Marie Bochet répond à un journaliste de France inter : « J’ai une équipe. On vit des moments hyperforts (…). Y a vraiment cette bulle, du coup on s’est vraiment rapprochés. On partage énormément de choses. Les gars ils y vont autant pour moi que moi pour eux (…). Quand je suis arrivée en bas ils avaient les larmes aux yeux pour moi. C’est des choses hyper importantes. »
Le sentiment d’appartenance à une communauté s’exprime aussi dans des témoignages recueillis pour un dossier consacré aux Jeux paralympiques[[« Jeux paralympiques. Le pouvoir des Jeux sur le vivre ensemble » (nov. 2021). Magazine Lumen. pp. 6-10. En ligne : https://www.lumen-magazine.fr/wp-content/uploads/2022/02/211007-UNADEV-LUMEN-25_web.pdf]], par exemple celui de Jean Minier, Directeur des sports du Comité paralympique et sportif français (CPSF) : « Ce qui est très fort ? Dans le village paralympique, vous croisez des personnes avec des handicaps très divers sur lesquels malheureusement, dans nos rues, on se retournerait. Là, on se contrefiche de la façon dont les athlètes déambulent, mangent, parlent… C’est un peu la société idéale. » Des athlètes soulignent cet « effacement » de leur handicap aux yeux des autres : « Ça gomme la différence, on est tous à égalité dans l’effort et les gens osent plus facilement nous aborder, car on vit la même chose », déclare Annouck Curzillat, médaille de bronze au triathlon avec sa guide Céline Bousrez. Selon Anne Marcellini, le monde paralympique « travaille à la construction d’une nouvelle  » image du nous » des sportifs ayant des déficiences, image plurielle d’un nous multiple ». Il s’agit pour elle d’une « identité positive qui contient une redéfinition singulière de ce que sont la performance sportive et l’équité sportive » (2016, op. cit., p. 6).
L’inclusion lors des Jeux paralympiques n’est toutefois pas totalement ressentie par des parasportifs qui acceptent mal le fait de « passer systématiquement aux Jeux après et à l’ombre des sportifs « valides » » (Dugas, 2012), même si cela peut se comprendre d’un point de vue logistique, et « de ne pas être sur un pied d’égalité sur la scène médiatique » (ibid.). Plusieurs athlètes paralympiques ont exprimé leur déception de ne pas participer à la grande fête prévue le 26 juillet 2024 le long de la Seine pour le lancement des Jeux.
Une forme de participation et de réussite sociales concourant à l’inclusion concerne des athlètes ou anciens athlètes paralympiques dont le physique, la personnalité et l’histoire attirent l’attention. Ils sont volontiers qualifiés d’« inspirants »[[Cf. sur le site Spousewiki : https://spousewiki.com/whos-aimee-mullins-wiki-wedding-husband-net-worth-married-car-today/]] dans les medias et les services marketing de grandes entreprises. C’est le cas de Théo Curin, égérie de Biotherm Homme, propriété du groupe L’Oréal, qui affiche avec naturel son corps musclé et amputé des quatre membres, et aussi de l’américaine Aimee Mullin, amputée de ses deux jambes, égérie de Loréal, mannequin et comédienne, qui a participé aux Jeux paralympiques d’Atlanta en 1996. Elle est régulièrement présentée sous un jour très glamour, le corps harmonieux parfois bien dévoilé, jusqu’à renvoyer une image discutable de la femme. Pour le magazine Elle, sa vie est faite « de rencontres et de rire »[[ Cf. https://www.elle.fr/People/La-vie-des-people/Une-journee-avec/Une-journee-avec-Aimee-Mullins-1407076]], et pour Paris Match c’est un roman[[Cf. https://www.parismatch.com/Actu/International/Aimee-Mullins-L-Oreal-amputee-championne-148353]]…

Pour un sport plus inclusif

En conclusion, il apparaît que si les Jeux paralympiques peuvent contribuer à l’accomplissement personnel et à la participation sociale des sportifs qui y sont engagés, et donc à favoriser leur inclusion, leurs retombées quant au regard porté sur le handicap ne sont pas à la hauteur des attentes et ils n’entraînent guère un accroissement de la pratique sportive des personnes vivant des situations de handicap. Ce dernier constat est cohérent avec celui de Mikaël Attali sur les effets des évènements sportifs[[Cf. l’interview qu’il a accordé au Snep-FSU le 23/2/2022. En ligne :
https://pedagogie.snepfsu.fr/2022/02/23/interview-de-michael-attali/
]] (2021).
Parmi les obstacles entravant une extension de la pratique, un manque d’investissement pour des raisons politiques et économiques est à noter. Dans le cas des Jeux de Londres, Ian Brittain évoque les mesures d’austérité mises en œuvre suite à ces Jeux par le gouvernement en réponse à la crise financière (op. cit.). Par ailleurs, une accessibilité insuffisante des activités physiques et sportives est un frein à la pratique. Il ne suffit pas, à l’instar de la ministre chargée des sports après les Jeux de Tokyo, de lancer un appel à toutes les personnes en situation de handicap et à leurs familles pour se(les) diriger vers le sport, de même qu’il ne suffit pas au chômeur de répondre à l’injonction de faire un effort pour trouver du travail pour en obtenir, selon une logique néolibérale qui promeut l’individu « entrepreneur de soi-même ». Faut-il encore que l’offre soit consistante, que les associations sportives soient suffisamment nombreuses, que s’y rendre, pour des personnes peu autonomes, soit facilité par un accompagnement, et qu’elles soient en mesure d’accueillir convenablement une population inhabituelle, avec un personnel qui sache mettre à distance les normes validistes du sport pour adapter ses interventions aux singularités individuelles (Garel, 2018 ; 2022).
L’importance d’une activité en milieu « valide » est soulignée dans des études portant sur les facteurs de la pratique sportive à haut niveau des personnes handicapées. Les auteurs qui les recensent indiquent que « des débuts précoces dans des activités sportives récréatives sont essentiels pour susciter l’intérêt et favoriser la réussite dans la future carrière sportive » (Richard et al., op. cit. p. 47). Prenant le cas de sportifs nés avec une déficience, ils indiquent que « nombre d’entre eux ont vécu leurs premières expériences sportives récréatives avec des amis valides, en dehors du milieu sportif fédéral ou dans des clubs sportifs  » valides  » qui ont procédé à des ajustements pour les accueillir. Les athlètes interviewés insistent sur « l’importance de ces opportunités qui les conduiront par la suite à s’engager dans des clubs » (ibid.). Ces expériences précoces, diversifiées et sources de plaisir caractérisent une orientation générale de la Norvège concernant la pratique sportive, distincte de celle qui consiste à diriger au plus tôt les enfants qui affichent du potentiel dans des structures d’élite. Selon Anael Aubry (2022), le choix norvégien aboutit finalement à de très bonnes performances en sport de haut niveau. Dans une perspective inclusive, on en arrive à faire valoir l’intérêt d’une pratique précoce d’activités physiques et sportives, diversifiée et partagée, ouverte à toutes les singularités[[Sans forcément classer les participant.e.s dans des catégories au sein desquelles ils et elles ne se retrouvent pas toujours. Le sport est désormais interpellé pour s’ouvrir davantage aux différences. Voir les pratiques Sport partagé à l’UNSS, l’Usep, la FSGT, l’Ufolep… Voir aussi l’exemple de Timothy LeDuc, patineur américain symbole de l’inclusion des athlètes LGBT aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin, en 2022. Il revendique son droit à ne pas rentrer dans des cases genrées.]]. Pas très répandue dans le monde sportif, elle doit trouver toute sa place dans une discipline d’enseignement qui accueille tous les élèves : l’éducation physique et sportive.

Bibliographie

– Alin, C. (2019). L’autisme à l’école, le pari de l’éducabilité. Bruxelles : Éditions Mardaga.
– Aubry, A. (2022). Comment la Norvège est devenue une place forte du sport de haut-niveau ? Une approche radicalement différente ! Le pape-Info. https://www.lepape-info.com/actualite/comment-la-norvege-est-devenue-une-place-forte-du-sport-de-haut-niveau-une-approche-radicalement-differente/
– Attali, M. (2021). Héritage social d’un évènement sportif – Enjeux contemporains et analyses scientifiques. Presses Universitaires de Rennes.
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