Les savoirs professionnels en EPS

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Les savoirs, l’action, l’expérience, l’expertise…autant de notions qui sont employées fréquemment lorsque l’on parle de ce fait ou sait faire un professionnel. Yvon Léziart répond aux questions suivantes : Comment les savoirs de l’action se forment-ils ? L’expérience professionnelle ne se construit-elle que sur le terrain ? La théorie peut-elle transformer les savoirs professionnels ?

Article paru dans Contrepied n°20 – Former les enseignants (avril 2007)

Comment les savoirs de l’action se forment-ils ?

Les savoirs des enseignants sont des savoirs d’experts
L’expertise des enseignants d’EPS concerne la capacité à éduquer et former un élève en transformant, par le biais de pratiques physiques, sportives et artistiques, sa motricité habituelle de terrien.
L’expertise dépasse de beaucoup toutes les investigations qui peuvent être faites sur ces savoirs. La complexité des savoirs d’experts ne peut être déterminée par l’étude. Les travaux sur l’expertise admettent actuellement qu’un professionnel doit bénéficier d’une bonne année d’exercice pour maîtriser les moyens dont ils dispose et qu’il faut une dizaine d’années pour que le professionnel devienne expert. Cette longue durée permet d’évaluer la complexité du savoir d’expert. Les experts éprouvent eux-mêmes de la difficulté à expliquer précisément les choix fins effectués en permanence lorsqu’ils réalisent leurs tâches professionnelles. Des « instructions au sosie» montrent que lorsqu’ils doivent transmettre en un temps restreint, à leurs successeurs potentiels, les règles à respecter pour réaliser dans de bonnes conditions leur travail, ils s’attachent rarement à la façon dont ils s’y prennent pour effectuer une tâche particulière. Ils confient des données très matérielles, très ponctuelles. Ces données concernent essentiellement l’environnement de la leçon. Ils aident leur successeur potentiel en leur montrant tout ce qu’il faut rapidement régler pour entrer dans la tâche d’enseignement. L’expert se met peu en situation d’expliquer son expertise. Il est difficile, pour reprendre les termes de P. Bourdieu, d’être à la fenêtre et de se regarder marcher dans la rue. Au-delà de cette question, les experts ont le sentiment de l’extrême complexité de leurs compétences. Il est dès lors pour eux délicat de l’aborder sans la réduire. Malgré ces réelles difficultés, quelques idées sont stabilisées par les travaux des chercheurs et peuvent être évoquées.

C’est par l’action que le savoir se constitue
Il serait sans doute plus approprié de dire que c’est par l’activité adaptative de l’homme à ses semblables et à la culture, que le savoir se construit. Il apparaît donc que le savoir initial possédé permet un type d’approche du réel (dans le cas présent les leçons d’éducation physique). La mise en relation entre les propositions d’enseignement et la réalité des situations vécues conduit l’enseignant à évaluer sa pratique et en conséquence à enrichir son savoir professionnel.

L’exercice de mise
 en théorie de l’expérience
 professionnelle 
est peu apprécié par 
les experts

Ce savoir enrichi lui permet une approche plus précise des situations d’enseignement à venir. Le savoir professionnel se construit donc en élargissant le panel des savoirs disponibles mais également en l’approfondissant c’est-à-dire en développant finesse et précision des interventions. L’expertise professionnelle dote l’enseignant d’un savoir d’action complexe et du fait de sa complexité difficilement exprimable hors des pratiques professionnelles. Ce système passe par des phases de stabilisation et des phases de rupture qui correspondent à des perceptions de mise en difficulté professionnelle qui perdurent. Ces périodes de difficulté peuvent entraîner un arrêt dans le travail de construction d’une théorie personnelle d’enseignement ou au contraire ouvrir de nouvelles réflexions professionnelles qui poursuivent l’approfondissement du savoir professionnel d’action.

L’expérience réfléchie conduit à l’expertise
C’est par l’action que le savoir se construit mais l’un et l’autre ne peuvent se développer sans les représentations que l’homme développe sur l’action à réaliser ou effectuée. L’action développe de la pensée qui classe, organise, met en référence, crée des relations fonctionnelles. Ainsi se développe à partir de la pratique vécue des aller et retour permanents entre pratique et réflexion sur l’action. Une pensée sur l’action accompagne tout enseignant.

La pensée de l’acteur est intimement liée à l’action. Elle accompagne l’action et permet des propositions de réalisation sans cesse plus élaborées. Il n’y a pas d’action sans théorie mais la théorie de la pratique est inscrite dans l’action. Sa verbalisation hors de l’action n’est pas aisée. Cette théorie de l’action est d’une autre nature que la théorie scientifique. C’est une théorie personnelle de l’acteur qui articule en permanence conceptualisation de l’action et action réflexive sur la pratique. Le savoir d’expert ne dissocie pas conceptualisation et action. Ceci explique en partie la difficulté rencontrée par les praticiens pour parler finement de leur pratique professionnelle hors du cadre de la pratique quotidienne. La mise en paroles de l’expérience professionnelle est délicate sa mise en théorie (c’est à dire en un système explicatif cohérent et structuré), l’est encore plus. L’exercice de mise en théorie de l’expérience professionnelle est peu apprécié par les experts. Il est cependant nécessaire car il existe une pratique de la théorie et s’exercer à théoriser permet de connaître plus finement sa propre pratique et de pouvoir ainsi mieux transmettre son expérience. Pratiquer la théorie de sa pratique c’est avancer vers une théorisation de la pratique explicite et cohérente.
Comprendre les savoirs professionnels c’est donc mettre en relations constantes, action, pratique, expérience, théorie et verbalisation.

Il semble que les savoirs professionnels soient constitués d’un noyau dur, base structurante de l’activité professionnelle qui regroupe des savoirs scientifiques parcellarisés, des souvenirs des pratiques physiques et sportives vécues, des connaissances techniques et technologiques sur les APS, et surtout une forte part d’expérience professionnelle.

C’est de la confrontation entre ces connaissances (cadre conceptuel) et l’expérience vécue que se constitue l’essentiel du savoir des enseignants. Il y a donc va et vient entre des propositions d’action que représentent les séances d’EPS et réflexion sur ces actions. La conceptualisation provient de l’action, elle en assure son efficacité.

L’expérience professionnelle ne se construit-elle que sur le terrain ?

Il est extrêmement réducteur d’accorder à la pratique d’enseignement direct (en présence des élèves) l’entière responsabilité de la construction des savoirs professionnels. Il serait également illusoire d’affirmer que c’est la formation initiale des étudiants qui détermine leurs compétences professionnelle et à terme leur expertise. La détermination des facteurs influençant ces savoirs n’est guère aisée tant les influences sont multiples et distribuées de manière variable selon les individus. Des zones d’influence proches et incontestables sont identifiables.
La formation initiale en est une et sans doute la majeure. Les études consacrées aux enseignements confirment. L’étudiant prend conscience de la complexité de sa future fonction en intégrant des connaissances et en les mettant en relation avec la pratique professionnelle. Il découvre que l’acte d’enseigner dépasse de loin l’image qu’il s’est forgé du métier à partir de sa pratique d’élève. Ce passage est pour certains étudiants délicats et entraîne parfois des angoisses voire même des refus d’être confronté à cette tâche. La formation continue est une exigence dans une société où le développement des connaissances est incessant. La FPC doit permettre à l’enseignant confronter sa pratique professionnelle à celle des autres, d’envisager des apports de connaissances nouveaux en rapport avec son activité d’enseignant. La FPC est un lieu exceptionnel de réflexions, d’échanges, de guidage et de structuration sans cesse plus grande de l’expertise professionnelle. Elle aborde les questions sur un autre mode. Ce sont les questions de la pratique qui deviennent centrales. Le modèle scolaire fait place au modèle professionnel.
À ces deux types de formation institutionnelle s’ajoutent des pratiques informelles qui jouent également un rôle essentiel, mais moins visible. Le savoir des salles de profs, des échanges lors des rencontres (d’équipe, UNSS, syndicales et autres), entre pairs, stimule la pratique professionnelle et offre des solutions aux problèmes d’enseignement journellement rencontrés.

Pratiquer la théorie 
de sa pratique c’est avancer
 vers une théorisation
 de la pratique explicite et cohérente»

Ces lieux de rencontre n’ont pas pour mission d’ouvrir des débats professionnels. Ils le deviennent cependant car ce sont des lieux de libre parole où la complicité de participants autorise à la discussion sans contrainte, ni réserve. Des véritables questions d’enseignement y sont abordées. Elles le sont cependant sur un mode non formel, où savoir faire et recettes s’échangent. Ce mode de résolution de questions professionnelles est majeur dans notre milieu. C’est bien souvent par l’approche de questions très concrètes que s’enracinent des changements plus profonds chez les enseignants d’EPS. Ce type d’échange ne peut cependant à lui seul
garantir une formation de qualité. Des mises en problème de questions professionnelles sont nécessaires pour assurer des savoirs transférables et adaptables aux diverses situations d’enseignement.
Enfin et de manière moins distincte encore, de nombreux facteurs interviennent dans la constitution des savoirs professionnels experts. Citons de manière trop rapide, les habitus familiaux. P. Bourdieu a mis en évidence le rôle des influences familiales dans la détermination des modes d’approche de la culture et des savoirs. Les enseignants d’EPS établissent un rapport personnel aux connaissances qui modèle leur approche de pratique professionnelle. Les expériences de pratiquants sportives interviennent pour une grande part dans la détermination des aspects valorisés par chaque enseignant.
L’expérience quotidienne de l’enseignant d’EPS comme enseignant et comme homme influence sa pratique professionnelle. Nous estimons qu’un enseignant pour assurer une pratique professionnelle de qualité doit être un homme formé à la maîtrise des savoirs de sa discipline d’enseignement mais aussi au fait de l’actualité sociale, économique, politique et culturelle. Cette maîtrise garantit à l’enseignant un haut niveau de connaissances de la société dans lequel il vit et assure ainsi la capacité à former des élèves socialement inscrits dans leur temps et dans l’histoire des hommes.

La théorie peut elle transformer des savoirs professionnels ?

L’intérêt porté aux enseignants d’EPS soulève la question des transformations de leurs savoirs d’action. Le métier d’enseignant s’étale sur environ 40 ans. Il est inconcevable de penser que le savoir initial demeure suffisant pour garantir la pertinence de l’enseignement. La société se transforme, les élèves évoluent également, les instructions officielles se modifient… Un enseignant s’adapte donc à ses transformations.

Comment connaître les voies de transformations privilégiées par les enseignants ?
Les études longitudinales sur un ou plusieurs enseignants sont rares. Il est donc difficile de repérer ce qui engage un enseignant dans la production d’actes professionnels conscients et pertinents. De même cette question renvoie à la connaissance que chacun a de ses propres mécanismes.
Qui peut dire ce qui entraîne chez lui un processus de transformation des pratiques habituelles ? Les ruptures majeures peuvent sans doute être identifiées, qu’en est-il de celles qui se manifestent plus discrètement mais dont les effets à terme sur l’enseignement sont conséquents ?

Quelques travaux se sont centrés sur la diffusion des savoirs vers des enseignants d’EPS. Nous nous référons à deux d’entre eux pour tenter de comprendre les voies de transformation des savoirs professionnels.

Une expérience de diffusion des savoirs d’ingénierie didactique a été réalisée dans l’académie de Limoges, dans d’un travail entrepris par l’INRP, sous la responsabilité de Jacqueline Marsenach. Cette recherche s’est étalée sur une dizaine d’années et s’est déroulée en trois temps. Une caractérisation rigoureuse des pratiques d’enseignement de l’EPS réalisée à partir d’un certain nombre d’APSA. Le second temps, s’appuyant sur la caractérisation des pratiques de l’EPS, a consisté en la construction d’ingénieries didactiques. Ces propositions ont ensuite été présentées lors d’un stage, aux enseignants de l’académie de Limoges. Quatre participants à ce stage ont souhaité poursuivre l’expérience et prolonger le travail d’intégration dans leur pratique d’enseignement des apports des ingénieries présentées. Ces enseignants ont été suivis régulièrement sur l’année par les concepteurs des ingénieries. Ce suivi consistait en une analyse précise de séances réalisées. Les quatre enseignants, d’âge proche, avaient donc reçu une formation initiale similaire. Les résultats de cette recherche montrent que les deux enseignants en phase avec les orientations théoriques de l’ingénierie n’ont pas sensiblement modifié leur pratique habituelle d’enseignement. Cette proximité théorique leur donnait quitus quant à la qualité de leur pratique avec les élèves. Les deux enseignants les plus éloignés des orientations théoriques affirmées ont inclus avec prudence des exercices nouveaux au cours de leurs séances. Deux démarches d’intégration de connaissances diamétralement opposées apparaissent ici. Elles témoignent de la volonté affichée par les professionnels d’aborder avec grande prudence « des propositions extérieures ». L’expertise développée au cours des années ne se remet pas en question aisément chez des professionnels aguerris. L’expérience réalisée témoigne également du souci des enseignants de se confronter au nouveau. Un double mécanisme peut être identifié : volonté de se confronter au nouveau, et sauvegarde de ses repères d’enseignant.

La diffusion des concepts élémentaires de la didactique, J.- P. Dugal s’est intéressé à ce sujet lors de stages professionnels regroupant les enseignants d’EPS tuteurs d’étudiants en formation à l’IUFM.
Après un stage de formation, les concepts centraux de la didactique que le formateur souhaitait voir utilisés par les enseignants sont compris. Leur signification est admise, par contre les termes utilisés et particulièrement celui de contrat didactique sont rejetés ou utilisés difficilement. Il y a pour ces enseignants double sens au terme de contrat. Le terme en usage dans la profession, accorde une dimension explicite au contrat. Je passe contrat avec l’élève ou les élèves comme je passe contrat avec le notaire. C’est signé. La parole donnée n’est pas remise en cause. Le terme contrat en didactique affirme une dimension plus complexe. Le contrat didactique est la mise en relation entre des dimensions explicites et surtout implicites. Le contrat didactique étudie les rapports
ambigus entre attentes explicites et attentes implicites chez l’enseignant et l’élève. De plus ce contrat n’est pas fixé dans le temps. Il évolue à mesure que l’enseignement se déroule. Enfin le contrat didactique inclut l’idée de la dévolution des responsabilités des savoirs du professeur vers l’élève. Il existe donc de profondes différences entre le sens commun du terme et la signification scientifique qui lui est accordée. Ces distinctions perturbent grandement les représentations et significations des enseignants.

Ces deux illustrations témoignent de la nécessaire stabilité des cadres théoriques d’action chez les enseignants. Ils montrent également que dans la vie professionnelle d’un enseignant des ruptures s’effectuent dans les conceptions qui déterminent les choix de l’enseignant. Ruptures vives ou évolutions régulières, elles témoignent de la flexibilité des cadres d’action. Cependant nous estimons que les transformations acceptées par l’enseignant sont toujours choisies par lui. Elles correspondent à la perception de la récurrence de certains problèmes qu’il ne résout pas et qui entravent la bonne marche de son enseignement. Elles s’effectuent à son bon vouloir et à son rythme. L’enseignant contrôle donc l’introduction des déséquilibres dans sa théorie d’action afin d’engager des transformations sans mettre en péril un système d’enseignement stabilisé et efficace