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Anne-Marie Sohn professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Ecole normale supérieure de Lyon, est spécialiste de l’histoire du genre et de l’histoire de la vie privée des jeunes.
Elle présente ici son livre La fabrique des garçons paru aux éditions Textuel en 2015.

« Si on ne nait pas plus homme qu’on ne nait femme… », peut-on parler de la même fabrique quand on parle de garçons ou de filles ?

Dans un sens oui, car la société, la famille « fabriquent » des garçons et des filles. Elles donnent aux uns et aux autres des signaux qui relèvent des mêmes champs : lectures, vêtements, distractions, travail… Certains comportements sont inculqués indifféremment aux enfants qu’ils soient filles ou garçons comme les règles de politesse, la propreté. Bien sûr dès le plus jeune âge des habitudes intégrées, incorporées par l’éducation sont restituées, mais il s’agit pour une large part d’une incorporation inconsciente que d’une volonté systématique de sexuer les comportements, d’autant plus que ce qui relève exclusivement du masculin s’est considérablement réduit.

Dans l’évolution de cette fabrique des garçons, entre continuité et ruptures, quels sont les moment clés ?

La première rupture significative se situe entre 1860 et 1880. Il s’agit d’en finir avec les comportements violents, de les domestiquer pour éradiquer cette violence de moins en moins supportée par la société. Dans le cadre d’une éducation généralisée, l’école chargée ouvre de nouvelles perspectives aux garçons, plus intellectuelles que physiques. Dans le même temps la politique, excepté le moment de la Commune, se donne des règles plus apaisées. Le parlementarisme canalise les débats au détriment de la violence politique. Par ailleurs, on prépare les garçons à devenir des citoyens et électeurs.
La deuxième rupture intervient avec la génération du baby-boom qui installe la mixité au quotidien et qui va structurer la vie de tous les enfants et adolescents. La mixité est partout : à l’école, dans les loisirs, au travail… , un phénomène accentué par la libération des mœurs. L’initiation sexuelle se fait désormais entre jeunes du même âge d’où le déclin de la double morale et de l’opposition entre mari expérimenté et jeune oie blanche. Les femmes du baby boom s’engagent massivement dans le travail et concurrencent les jeunes hommes dans des professions longtemps réservées aux hommes comme la médecine ou le droit…Dans le même temps, les rituels de passage masculins comme le service militaire disparaissent.

Cette mixité ne peut-elle conduire, pour certains, à une difficulté à se percevoir comme garçon ou fille ?

Depuis l’instauration de la mixité scolaire, les garçons et les filles grandissent ensemble, ils ont beaucoup en commun, leurs relations sont plus harmonieuses. L’apparence unisexe progresse. Filles et garçons portent les mêmes jeans et baskets, l’attention portée au corps s’est développée pour les garçons, etc. Bien sûr il reste des injonctions sociales différentes pour les deux sexes qui font que l’égalité n’est pas encore acquise. L’expérience de la puberté par ailleurs est différente. Il en est de même pour le vécu de la première expérience sexuelle.

Vous dites que dans la fabrique des garçons il y a des ratés et des victimes, de qui s’agit-il ?

A toutes les époques, il y a des jeunes incapables de se conformer aux attitudes de « bonne masculinité ». La force a ainsi constitué un marqueur, un atout professionnel puissant qui vous classait auprès de vos camarades mais aussi collègues, confrères..Dans une rixe, le vaincu est souvent méprisé, voire humilié. Non conforme à la norme, il est rejeté et certains sont même amenés à prendre des risques insensés. D’autres sont contraints de se tourner vers des métiers réservés aux « faibles », des métiers en tous les cas où la force n’était pas indispensable. Ce sont ceux-là qui sont devenus, dans les années 1840-50, les militants du mouvements ouvrier. Dans le domaine amoureux, incapables de séduire, ils sont moqués et vivent la douleur de l’isolement.

De quelle masculinité peut-on parler aujourd’hui ?

La masculinité outrancière, populaire, n’a pas la cote, elle a été dévalorisée par l’école, parce que l’école valorise le bon élève discipliné, le sage, l’assidu qui se situent à l’encontre de la turbulence. Majoritairement les jeunes hommes rejettent la masculinité outrancière perçue comme une masculinité prolétarienne archaïque, caractéristique des élèves en échec qui n’ont souvent comme réaction que de se rabattre sur des attitudes de rébellion face à toutes les institutions dont l’école évidemment. De leur côté, les bons élèves développent des traits de comportement les préparant aux fonctions dirigeantes. Les plus favorisés incorporent même l’arrogance de classe des futurs managers du CAC 40 et les codes de « la masculinité transnationale du business » qui dévalorise la force physique au profit d’une domination symbolique.

Entretien réalisé par Jean-Pierre Lepoix et paru dans le Contrepied HS N°14 -EPS à l’école primaire