La compétition a besoin d’égalité des chances

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Jacques Généreux avait déjà accepté d’évoquer le risque de « mutations anthropologiques » qu’il pressent dans notre société (la dissociété). Il nous parle ici du sport et de la compétition en les pensant à travers l’enfant qui grandit, l’Homme, la société, et ce qui les lie. (Extraits)

Paradoxalement, entrer en compétition est-ce une façon d’entrer en relation ?

Dans le jeu, les enfants découvrent que l’extraordinaire, ce n’est pas d’avoir le ballon mais de pouvoir, tous ensemble et simultanément, le convoiter, le posséder, le perdre, le reconquérir. Ils découvrent le bonheur de la relation organisée et ritualisée avec autrui. Ils comprennent que l’essentiel humain, c’est que l’objet convoité circule sans arrêt entre les joueurs. Ils savent que si l’objet est accaparé, il n’y a plus de jeu, que jouer l’emporte sur gagner.

La parabole, bien réelle du jeu, c’est ce que la compétition ludique peut avoir comme vertu de les faire entrer dans la socialisation, dans l’apprentissage fondamental et essentiel de la relation. On ne gagne pas pour le trophée mais pour le sentiment de grandeur, d’honneur, de prééminence que cela procure. On est certes momentanément le plus fort, le plus malin mais ce trophée symbolique ne peut-être conservé, il doit être remis en jeu immédiatement sous peine d’éteindre la relation sociale.

Le gagnant sait bien qu’il court le risque de perdre à la prochaine occasion de jeu. Quant au perdant, il accepte sa sous éminence parce qu’il la sait provisoire, momentanée car la frustration qu’il ressent n’est que l’envers de ce qui lui donne l’envie, le désir de recommencer à jouer et gagner à son tour. Si la compétition n’est pas ritualisée, si le gain n’est pas remis en jeu et devient la source d’une accumulation de pouvoirs et de moyens supplémentaires pour encore plus gagner, alors on entre dans un processus pervers qui détruit la compétition, qui a besoin pour exister, d’égalité des chances. Si la compétition n’offre pas à chacun une chance raisonnable de pouvoir gagner, c’est alors un jeu de massacre !

Le sport de haut niveau, médiatisé, « financiarisé », échappe-t-il au processus évoqué dans la réponse précédente ?

Les sociétés humaines ont besoin, à cause des effets dévastateurs possibles de l’agressivité et de la compétition sociale, d’utiliser le sport et le jeu pour détourner l’agressivité vers des modes d’expression symboliques, vers des objets de grandeur symbolique qui ne portent pas à conséquences sur la répartition des biens, sur l’organisation de la société humaine. Si la compétition se débride dans des jeux qui débouchent sur l’accaparement de biens et de richesses, on est dans la perversion du jeu avec des conséquences sociales dramatiques en termes de justice et d’égalité. Faire que notre instinct de compétition se déverse dans le champ social et économique est socialement dangereux et inefficace.
Pendant des dizaines de milliers d’années, plus sans doute, dans les micro-sociétés de cueilleurs et de chasseurs, pour leur bien, le gagnant s’est contenté des honneurs, d’une éventuelle gratification sexuelle. Le sport moderne, du fait de l’argent devient une compétition entre des entreprises capitalistes en recherche du maximum de profits. Le « marché » des sportifs devient un marché d’un travail haut de gamme où on attire les meilleurs par la compétition salariale ; on sort dès-lors d’une compétition ludique qui a pour moi les plus grandes vertus humaines pour les raisons déjà évoquées.
Quand vous introduisez la maximation du bénéfice ou du salaire dans ce système, ça brouille les cartes et à ce moment là toutes les dérives sont possibles. La fin dès-lors justifie les moyens et vient contrarier l’expression de De Coubertin : « participer, plus que gagner » qui reste une vérité anthropologique fondamentale. L’appât du gain, l’obligation absolue de résultat, l’accumulation d’argent, bousculent la compétition ludique. Les clubs riches sont de plus en plus en situation de toujours gagner, de recruter les meilleurs. Ils se constituent des avantages cumulatifs qui vont totalement détruire la véritable compétition et la réduire à quelques grands clubs européens voire mondiaux.

Cet article a été publié dans le Contrepied Hors-série N°1, Ensemble pour l’EPS en septembre 2011

Jacques Généreux est professeur à Sciences PO et auteur de nombreux ouvrages en économie et d’essais politiques.