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Jean Minier, Directeur technique national de la FFH (Fédération française handisport), met en lumière des besoins spécifiques manifestés par des athlètes de haut niveau et par des sportifs atteints de déficiences sévères.


Les sportifs en situation de handicap moteur ou sensoriel ont-ils des besoins spécifiques, au-delà des aspects techniques de l’activité sportive ?

Nos athlètes ont des besoins communs à tous les sportifs, mais aussi des besoins spécifiques qu’il convient d’anticiper pour y faire face. Si je me réfère aux derniers Jeux paralympiques, à Londres, il y avait ainsi beaucoup d’informations que l’on devait diffuser. Pour ceux de nos sportifs qui ont un handicap sévère, aller jusqu’à la zone d’affichage était difficile. Il a donc fallu prévoir plusieurs zones d’affichage adaptées à leurs possibilités de déplacement. Et il y a des distances considérables à parcourir dans le village olympique. Pour quelqu’un qui est appareillé au niveau des membres inférieurs, les déplacements constituent une difficulté qui peut laisser des traces lors de la compétition à venir. On avait anticipé en amenant un fauteuil, mais, pour une personne habituellement debout, accepter de s’y asseoir n’est pas anodin. Cette acceptation est l’objet d’un travail, avant même la compétition, pour faire comprendre qu’une telle situation de surhandicap est une économie d’énergie au service de la performance espérée. Tout le monde n’a pas réussi à l’accepter.

Les aspects psychologiques sont-ils un aspect important de l’adaptation à ces sportifs ?

On est parfois amené à gérer une forte émotivité qui peut être liée à une déficience. Ce peut être le cas pour une lésion cérébrale. Avec une de nos athlètes, par exemple, on n’avait pas anticipé à quel point la situation des Jeux allait retentir sur son hyperémotivité. L’encadrement a dû travailler avec elle pour construire des routines simples qui lui permettent de se concentrer sur l’approche de la compétition et de faire abstraction de l’environnement. Avec succès puisqu’elle est championne paralympique.

On est aussi conduit à prendre en compte un rapport parfois singulier à la performance. Alors que certains de nos sportifs sont tendus vers sa recherche, d’autres, marqués par leur histoire personnelle, sont plutôt focalisés sur la crainte de l’échec. Il s’agit alors de travailler avec eux pour qu’ils basculent de cette crainte vers le désir de performer.

Est-ce que l’encadrement est amené à devoir s’adapter à des aléas liés au handicap ?

Parmi les aléas que l’on rencontre, il y a la survenue d’une infection urinaire, avec fièvre, qui guette toujours des athlètes paraplégiques ou tétraplégiques et qui appelle un traitement médical peu favorable à la performance. À Londres, elle a touché un de nos sportifs en tennis de table et un autre en cyclisme, la veille de leur compétition. Dans ces conditions, il est difficile de se voir devancé par tous ceux qu’on a battus durant la saison. Peut-être n’avait-on pas assez veillé à une bonne hydratation pour minimiser le risque d’une telle infection, mais l’hydratation implique d’aller souvent aux toilettes, et pour un para(tétra)plégique, ce n’est pas toujours simple. De toute façon, l’intéressé ressent toujours plus ou moins un tel incident comme une injustice.

Une autre injustice, du moins vécue comme telle par nos sportifs, tient à la classification en fonction de leur potentiel. Ils sont répertoriés dans une catégorie, mais on a toujours des difficultés liées au fait qu’au sein d’une même catégorie on trouve des personnes aux profils différents. La classification est donc un domaine auquel on peut se raccrocher pour expliquer une contre-performance : « de toute façon je ne pourrai jamais performer ; lui il ne devrait pas être dans ma catégorie, il devrait être dans la catégorie supérieure. C’est injuste qu’il ait été classé comme moi ». On est là face à un problème récurrent.

On a beau savoir que les classificateurs jugent, en fonction de critères établis, ce qui est pour eux la catégorie correspondant le mieux au potentiel d’un athlète, ça reste un jugement humain, et comparer un paraplégique avec une personne de petite taille, comme cela peut être le cas en natation, prête à contestation. On accompagne alors le sportif pour lui expliquer que c’est une décision d’arbitrage et qu’il faut l’accepter : « je suis en infériorité, mais je dois trouver des solutions pour quand même gagner ; c’est encore possible ».

On a été aussi confronté à un autre problème. Un sportif avait été admis à participer à une compétition internationale après voir été testé. Juste avant cette compétition, le comité de classification a souhaité réévaluer ses capacités, un premier avis de classification n’étant jamais définitif. Il se trouve que les classificateurs ont estimé que cet athlète ne faisait pas tout son possible pendant le test pour montrer son potentiel. En conséquence, ils l’ont exclu. Or, d’une part le caractère évolutif de son handicap ne lui permettait pas de se projeter facilement sur une prochaine échéance, d’autre part la décision laissait à penser qu’il avait voulu tromper les classificateurs, ce qu’il réfutait. Enfin, cette exclusion pénalisait le groupe France puisqu’il s’agissait d’un sport collectif. Le défi de l’encadrement était de remobiliser le groupe dans son ensemble sur un enjeu sportif réévalué.

Un handicap évolutif est source d’une frustration qui nécessite un accompagnement attentif. On a dû s’y employer pour une pongiste, invaincue depuis 6 ans dans sa catégorie mais dont l’état avait évolué durant l’été. Pas aussi mobile qu’avant, elle a dû revoir dans l’urgence, avec l’encadrement, ses stratégies de jeu et son niveau d’objectif pour la compétition.

Les personnes très déficientes ont-elles des besoins particuliers ?

On parle souvent de « grand handicap » pour désigner un ensemble de personnes, notamment en fauteuil électrique, dont l’accès à la pratique sportive nécessite d’importantes adaptions et pour lesquelles le milieu ordinaire peine à offrir des conditions de pratique satisfaisantes. Pourtant, un handicap sévère n’empêche pas le désir d’une pratique sportive. En témoigne le tir à la sarbacane, qui bénéficie d’un véritable engouement. La fédération s’attache à prendre en compte les besoins particuliers de cette population trop souvent exclue. Une exclusion qui n’épargne pas totalement les Jeux paralympiques. Elle s’explique par les faibles effectifs de ces sportifs dans leurs catégories, et aussi par un souci accru de médiatisation. De ce fait, des épreuves paralympiques qui leur étaient propres, jugées trop peu spectaculaires, ont été supprimées ; la réglementation du basket-fauteuil a progressivement évolué de telle manière que des sportifs atteints de déficiences sévères n’y ont plus leur place ; le foot-fauteuil n’est toujours pas admis aux jeux paralympiques ; en judo, le regroupement en une seule catégorie des malvoyants et des aveugles hypothèque le succès de ces derniers et des sportifs atteints d’une déficience congénitale.

L’expertise acquise par la fédération lui donne-t-elle toute légitimité pour perdurer dans une société inclusive ?

La légitimité de la Fédération est liée à de nombreux facteurs qui se sont construits au fil du temps : sa connaissance des pathologies ; sa compétence à adapter les pratiques aux publics les plus complexes à inclure en milieu ordinaire ; sa gestion de sports spécifiques, qui n’ont pas d’équivalent dans le monde sportif des valides, comme le football en fauteuil électrique, le torball ou le cécifoot ; son expérience unique dans l’organisation d’évènements locaux et nationaux, notamment en direction des jeunes, et d’événements internationaux, par exemple l’organisation, à Paris, d’un championnat du monde de football-fauteuil, qui concentre à peu près toutes les difficultés potentielles que peut comporter un évènement handisport ; sa présence et son action au sein des réseaux associatifs et institutionnels ; sa longue expérience de l’évolution et de l’adaptation des matériels ; sa capacité à organiser la pratique de loisir, de pleine nature, de compétition, en offrant à chacun des perspectives motivantes de progression ; sa possibilité d’accompagner chaque sportif sur le chemin de l’épanouissement et de la performance ; sa prise en compte d’un « sport santé » et « prévention des risques ». Par conséquent, je crois que notre fédération possède les ressources qui justifient son rôle central dans le développement du sport au profit des personnes en situation de handicap, y compris dans la perspective de son développement en milieu ordinaire. J’en appelle aux décideurs pour que nous soyons capables d’assumer le modèle de société inclusive qu’ils appellent de leurs vœux, ce qui suppose notamment un renforcement des moyens humains et financiers. Il s’agit d’assurer la prise en compte réelle de la différence, dans toute la diversité du paysage sportif et du monde du handicap, sur le long terme.

Entretien réalisé par Jean-Pierre Garel et paru dans Contrepied HS N°12 – EPS, Sport et handicap – avril 2015