Une année de jeux collectifs en maternelle

Par Isabelle Geourjon. Proposer une succession de jeux collectifs se fait parfois au détriment des transformations nécessaires pour mieux jouer. Isabelle Geourjon, professeur d’école, maîtresse formatrice et directrice de l’école maternelle Sophie Condorcet à Valence poursuit ces deux objectifs avec la volonté que tous ses élèves apprennent la coopération et l’élaboration de stratégies de plus en plus complexes.

1. L’école et la programmation d’EPS

Je suis dans une école de 3 classes, bien équipée, où il y a de l’EPS tous les jours. Nous travaillons en équipe sur un programme de cycle.
Pour des raisons d’équipements et de confort (installation pour toutes les classes), nous faisons chaque jour une APSA différente :

  • lundi : les activités athlétiques,
  • mardi : les activités d’expression, jeudi les activités gymniques (au gymnase)
  • vendredi : sport co et jeux opposition (moitié de l’année).

Nous avons une salle d’EPS et une grande cour, recouverte d’herbe synthétique. Ce revêtement a été mis au départ comme un pis-aller mais nous nous sommes vite aperçus que c’est une chance, les élèves peuvent courir, tomber…sans dommages.

Changer d’activité physique tous les jours ne pose pas de problème. Pour réactiver leur mémoire, nous faisons appel au langage d’évocation en classe à partir d’images prises la séance précédente.
L’image est indispensable. Avant, nous faisions des photos, maintenant nous avons une tablette qui est plus pratique d’utilisation et permet de visionner les vidéos sans montage. Je filme mais les élèves aussi peuvent l’utiliser seuls. Ils se filment, commentent à 2 ou 3 (je fais pareil, différent, je vais faire comme…), s’effacent, recommencent.
Nos e-book sont notre mémoire collective et sont les supports de nos cahiers de progrès. Ils ont remplacé nos cahiers de vie qui posaient problème parce que c’était toujours les mêmes élèves qui avaient des choses à raconter.

Dans le e-book, il y a tout ce qui est utile pour faire avancer les projets de la classe : on parle d’abord du matériel, on nomme les objets (on en fait des jeux comme le mémory), on travaille sur le but du jeu, les actions possibles, les parties du corps sollicitées, …Ceci dans toutes les APSA, mais également pour une expérience scientifique, quand on va au musée, etc..
Je l’utilise en classe, en collectif ou en groupe, mais aussi en individuel au moment de l’accueil, et beaucoup lors des activités pédagogiques complémentaires (APC).
Ces tablettes nous changent la vie.
Pour l’enseignant-e, le temps de relecture est un peu plus long que le travail classique, mais l’intérêt est énorme.
Le temps de relecture d’images avec les élèves a aussi son intérêt, on trie ensemble, on cherche l’action qui correspond à ce dont on parle, c’est du temps gagné et des mots posés sur les images de ce qui est réalisé (mémoire visuelle). L’utilisation de la tablette peut révolutionner le fonctionnement de l’école maternelle, à condition d’en avoir au moins une par classe (et au moins 2 x 3h de formation).

La programmation des jeux collectifs sur 3 années d’école maternelle

Nous faisons des jeux collectifs la moitié de l’année (18 séances par an). Nous faisons différents jeux, successifs qui poursuivent tous le même objectif, en référence aux programmes (opposition/coopération).
Nos situations correspondent à un traitement didactique des sports collectifs avec un rapport attaque/défense avec élaboration de stratégies.
La progression est la suivante :

  • En Petite Section : le jeu des déménageurs permet de comprendre l’idée de camp, de cible, d’opposition indirecte puis directe avec un critère de réussite évident (ils transportent des briques en carton et c’est l’équipe qui a l’empilement le plus haut qui gagne). Il n’y a pas d’élimination.
  • Pour les Moyenne Section, nous aboutissons à un jeu de poursuite sur un terrain orienté par une cible (passer d’un camp à un autre), en faisant « des plans » pour ne pas se faire attraper par les poursuivants (loup, sorcier, chat..) et en comprenant l’intérêt de la coopération et de l’entraide (jouer en duo et apprendre à délivrer pour faire durer le jeu).
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  • En Grande Section, il s’agit de jeux avec ballon, type balle assise où les élèves sont des cibles, avec une réversibilité des rôles. Ils apprennent à viser, attraper, esquiver, et élaborer des stratégies individuelles et collectives pour délivrer et faire durer le jeu.

Les jeux traditionnels classiques étant des jeux où l’on peut éliminer, cet aspect est minimisé au maximum pour ne pas renforcer les inégalités.
Je dois préciser que nous avons une cour en gazon synthétique (c’est un hasard, la goudronneuse ne pouvait rentrer !) qui nous a changé la vie … nous n’avons plus de bobos à soigner!

2. Minuit dans la bergerie et autres jeux emboités

Le jeu « final » en moyenne section est Minuit dans la bergerie. Il est précédé de 5 ou 6 jeux et se termine par un jeu en duo. J’expose d’abord ce jeu puis précise ce que je fais pour en arriver là, et ensuite sa complexification.

2 équipes : 3 loups au départ (évolution du nombre en fonction des besoins)/ moutons (le reste de la classe)
Les moutons doivent rejoindre la deuxième bergerie sans se faire attraper par les loups. La partie est gagnée quand tous les moutons ont réussi à passer.
Quand des moutons se font attraper, ils doivent rester sur place. Ils sont délivrés lorsqu’un autre mouton les touche.

Ce qui est différent d’un « jeu du loup » classique :

  • Le jeu est orienté par une cible : la bergerie
  • Si on est attrapé, on peut être délivré par ses co-équipiers

Les élèves apprennent à jouer les deux rôles attaquant/défenseur, à avancer/empêcher d’avancer ; à prendre des informations dans le jeu pour accélérer, ralentir, changer de direction, changer de projet en cours de jeu ; à coopérer ; à discuter des stratégies avec les autres.

Il faut noter que l’opposition est bien plus facile à faire comprendre que la coopération. Au départ, la coopération prend sens quand ils comprennent que s’ils ne délivrent pas les copains, le loup sera focalisé sur eux.
Délivrer est donc nécessaire pour rééquilibrer le rapport de force.
5 ou 6 jeux successifs précèdent ce jeu.

1. Les sorciers

Le premier jeu que je propose est le jeu des sorciers.
2 à 3 sorciers (équivalent des loups) doivent attraper tous les élèves.
Ce premier jeu n’est pas orienté par une cible, il n’y a pas de camp.

Dans ce jeu, les élèves apprennent à comprendre, accepter, respecter, verbaliser les règles : les sorciers gagnent quand tous les élèves sont « gelés ».
Quand les élèves sont touchés, ils ne doivent plus bouger (statues).
On introduit des arbitres parce que les élèves sont facilement pleins de mauvaise foi : « il a été touché et il ne s’est pas arrêté ».
Il faut au moins 2 ou 3 séances pour que la règle soit respectée.

Les élèves passent par les deux rôles. Les sorciers apprennent à attraper.
Au début, le sorcier court au rythme de celui (unique) qu’il (pour)suit : quand il ralentit, le sorcier ralentit.
Pour gagner, il faut être capable d’accélérer ou de changer d’objectif en fonction de ce que je vois.
Les élèves apprennent à accepter de toucher, de se laisser toucher et à s’arrêter quand ils sont touchés.
Je centre essentiellement mon attention sur le sens du jeu : que faut-il faire pour gagner ? (attraper tout le monde/ ne pas se faire attraper).
Avec la tablette, nous comparons les comportements : je les centre sur un élève qui se laisse attraper et sur un autre qui accélère.
On met en avant « ne pas se laisser attraper ».

2. Chacun sa maison

Certains élèves sont souvent attrapés ou ne veulent pas sortir et risquent de s’ennuyer et de ne pas progresser.
J’introduis donc des refuges possibles (des cercles pour symboliser les « maisons »). Ils peuvent donc se déplacer en plus grande sécurité et jouer plus longtemps.
Afin de rendre obligatoires les déplacements entre maisons, et donc la prise de risque, j’introduis aussi un signal qui indique une obligation de changer de maison (la maison est individuelle ce qui contraint la prise en compte des partenaires).
Il y a toujours la règle de la statue qui permet de faire durer le jeu et de donner des choix possibles : Les élèves les plus timorés commencent par se déplacer uniquement d’une maison à l’autre mais les discussions, observations, et constats, permettent de les encourager à faire des détours pour aller libérer les copains en en rappelant les avantages.
Il faut bien deux séances pour faire évoluer les comportements.

3. La rivière aux crocodiles

Une fois que les élèves ont compris les règles, les deux rôles, il devient nécessaire de les centrer sur leurs stratégies individuelles « pour être plus malin et se faire moins toucher ».
L’intérêt de la rivière aux crocodiles est de rendre le jeu plus lisible (l’espace est orienté), puisque la zone de danger est limitée dans l’espace.

On commence par mettre trois crocodiles dans la rivière puis on en adapte la quantité en fonction de l’évolution des comportements.

Les élèves ne peuvent être pris que dans la largeur de la rivière, mais c’est un passage obligé, aucun ne peut y échapper.
Ils prennent conscience que cet endroit est dangereux : il faut développer des stratégies pour y passer en prenant le moins le risque possible. Cela favorise des déplacements  nouveaux.
Certains élèves timorés, attendent pour se décider, mais ils se font avoir parce qu’ils doivent affronter beaucoup plus de crocodiles que s’ils étaient passés en même temps que les autres.
Je filme l’élève qui reste en dernier et qui n’arrive pas à se décider et un moment où le jeu est au plus fort de l’effervescence et où les crocodiles ont 10 -12 élèves à gérer ; c’est la comparaison qui met en évidence l’inversion des rapports de force : il vaut mieux être 10 joueurs contre 1 crocodile que 1 joueur contre 3 crocodiles !

Bien sûr, ce jeu ne marche pas la première fois, il faut au moins 4 séances pour voir les stratégies évoluer et donner à tous le temps de se les approprier.

4. Les hérissons

Je reviens aux sorciers, mais avec l’objectif qu’ils occupent tout l’espace, qu’ils anticipent et prennent des décisions individuelles.
Les élèves deviennent des « hérissons » : ils sont invulnérables quand ils sont en boule. On se met en boule quand on se sent en danger. Je filme l’élève qui se met en boule : «  le sorcier arrivait, je n’ai pas été touché  », « quand j’ai vu qu’il était parti, je suis reparti / je n’ai pas pu repartir parce que le sorcier attendait ».

Pour le sorcier : « ils se mettent toujours en boule quand j’arrive  » (c’est frustant !).

Les stratégies doivent s’améliorer : surprendre la proie, essayer de pas se faire voir « j’ai réussi à en toucher un, j’ai attendu qu’il reparte, je me suis caché, j’ai tourné au dernier moment ».
Il y a des anticipations : au début, ils courent après un seul enfant, s’essoufflent puis courent après un autre (pas d’anticipation ni d’adaptation), et ensuite ils courent après un enfant et en visent un deuxième, apprennent à se détourner en fonction des opportunités.
On voit aussi s’il est approprié ou pas de se mettre en boule : « Il arrivait mais je me suis même pas mis en boule, parce que je sais que je cours plus vite !».
Au départ, tous donnent la même réponse, mais à la fin, ça s’enrichit.

D’une manière générale, nous mettons en avant les réponses différentes. le but est d’avoir un maximum de choix possibles pour s’adapter, pour réagir.
Là aussi il faut 3 à 5 séances.

5. Chat perché

Je propose ce jeu pour les élèves un peu « tête en l’air » qui ne repèrent pas bien le poursuivant quand l’affectif l’emporte.
Il faut donc qu’ils apprennent à distinguer le rôle (le chat/la souris) et la personne (mon copain).
La réversibilité des rôles aide : quand la souris est touchée, elle devient chat, quand le chat touche, il devient souris. Au début, je suis souris, je deviens chat, je dois changer de rôle (mettre son dossard), il faut que je touche vite quelqu’un … Je suis souris et mon copain est devenu chat, je ne m’en suis pas encore aperçu, il faut prendre les informations vite, notamment par rapport au dossard.
Ce chat perché ne dure pas longtemps.
Une séance ou deux si je vois que c’est compris.

6. Minuit dans la bergerie en solo

On passe donc à un jeu orienté, toujours avec des poursuivants/poursuivis.
Des loups, des moutons, deux bergeries qui sont les camps sécures.

Du point de vue des sports collectifs, les moutons sont l’équivalent des attaquants dans un jeu collectif (ils avancent vers une cible), et les loups, les défenseurs (ils empêchent d’avancer).

Au début, certains moutons ne veulent pas se mettre en danger, voire n’ont pas envie de sortir pour aller dans l’autre bergerie.

Avant, je leur disais de sortir, maintenant je leur donne un sablier par bergerie. Ils retournent le sablier de la première bergerie au début du jeu et quand le temps est écoulé, la porte s’ouvre et le loup peut rentrer.

Quand ils sont tous dans l’autre bergerie, on tourne le sablier de la deuxième bergerie, à partir de là, l’équipe a donc 3 minutes pour que tout le monde soit dehors.

Les derniers vont sortir en situation défavorable… C’est là qu’on fait des plans : ressortir avant que le loup n’arrive, sortir avec le plus de copains possible, profiter de l’occupation du loup par une autre poursuite …

Complexification : le même jeu en duo
Après deux à trois séances en solo, les élèves maîtrisent le jeu et peuvent commencer à travailler en duos afin d’élaborer de nouvelles stratégies, de rendre la communication indispensable et de prendre plus de risques qui seront mieux acceptés car partagés. Le duo pose cependant de nouveaux problèmes…

Les moutons en duo se tiennent par la main, et ne doivent pas se faire attraper par les loups siamois également (3 binômes au début). Quand des moutons sont touchés, ils forment un « pont » avec leurs mains et ne bougent plus. Ils sont délivrés lorsqu’un autre duo de moutons passe sous leur « pont ».

Intérêts :
Aucun laisser-pour-compte
Le critère de délivrance est évident (il n’y plus aucun litige)
Être en duo oblige à communiquer, à verbaliser ses stratégies pour les faire adopter, à se poser des questions qu’on ne se pose pas tout seul.

Mettre les élèves en duo est un choix délibéré. Les tiraillements -dans tous les sens du terme- que cela occasionne, quand ils ne choisissent pas d’aller au même endroit et quand ils se disputent, sont source de dialogues constructifs.
La responsabilité collective, cela s’apprend !
Ce travail en binôme se fait également en maths : il favorise les échanges oraux dans la discipline, ils parlent maths, ils se disputent maths : « je t’ai demandé un triangle, ben c’est ce que je t’ai donné, mais non c’est un carré… le triangle c’est celui qui a trois bords… ».
En EPS, « T’es pas allé assez vite, t’es allé vers le loup, t’as pas vu qu’il y avait le loup, je voulais passer par là, moi je voulais aller là-bas parce que il y avait plein de monde et le loup était occupé, etc.. ».

Chacun.e doit tenir compte de la vitesse de l’autre, son degré de tolérance au danger (danger somme toute minime vu que nous sommes sur le gazon ou dans une salle de sport avec un bon revêtement). Les loups étant également en duo, le jeu est un peu ralenti, l’espace plus aéré et plus lisible, ça crée des opportunités : espaces mobiles à utiliser (on peut se protéger en passant derrière un autre duo par exemple).

Les « plans » continuent de s’affiner. Ils passent de stratégies individuelles à un jeu où il faut prendre en compte partenaires et adversaires. Ils prennent conscience qu’il y a beaucoup de choses imprévisibles, « mais là, on pouvait pas parce que ..  ; » ils deviennent conscients qu’il y a des plans qu’ils ne peuvent pas utiliser (à la différence de la gymnastique où ils peuvent identifier des techniques qui sont à chaque fois les mêmes).

Je travaille beaucoup par « stand–by », arrêt juste après l’action. « Est-ce que vous avez vu ça ? » ou « J’ai vu un nouveau plan : c’est X et Y, est-ce que vous pouvez expliquer ». Avec des relances, ils sont quasiment toujours capables d’expliquer sur le terrain. Pour les jeux co, je ne le fais pas beaucoup en classe collectivement, parce que pour eux, ça me semble une théorisation un peu artificielle.

Toute cette évolution est cohérente pour moi. Pour les élèves, c’est une succession de jeux différents, même si à chaque nouveau jeu, on identifie : qu’est-ce qui change dans ce jeu ? Il n’y a pas le même nombre de joueurs ; quand il y a 2 loups qu’est-ce que ça change ? C’est ainsi qu’ils repèrent les constantes et les différences.
Au cours d’une séance on commence toujours par le nouveau jeu, il nous arrive de reprendre un ancien jeu maîtrisé en fin de séance, pour rappeler des stratégies qu’il a permis de construire parce qu’elles peuvent servir le nouveau…
C’est une progression qui permet de rendre les élèves responsables de leurs apprentissages et donc de les conduire vers une autonomie intellectuelle par la prise de conscience de leur pouvoir d’agir sur le monde.

Article paru dans le Contrepied HS n°14 – EPS à l’école primaire. Janv 2016.