« Entrées Clownesques » ?

Temps de lecture : 9 mn.

Cécile Vigneron, enseignante à Vaulx-en-Velin, anime de nombreux stages de formation continue et a participé à l’écriture des programmes. Sans détour, sans concession, elle interroge différents aspects des programmes et des pratiques professionnelles.

Le cirque, pardon, les Arts du cirque, entrent aujourd’hui dans les collèges et lycées, en EPS, bien après l’école primaire. Curieusement, à une porte à peine entrouverte jusqu’en 2000, succède aujourd’hui un appel d’air intrigant. Méprisé pour son caractère populaire rédhibitoire, décrié pour sa marginalité et ses transgressions, son bestiaire, ses exploits, coups de force et autres contorsions, il a suffi d’un retrait de particule à son ministère de tutelle (agri-culture) pour faire reconnaître le cirque comme discipline digne d’intégrer les curricula scolaires. N’y aurait-il pas méprise ou tout au moins précipitation ? De quelles vertus éducatives, socialisantes, le cirque aurait-il subrepticement hérité depuis 10 ans ? Considérations raisonnables ou accommodements étranges ? Acculturation, vengeance tardive ou braderie ?

Un oubli consensuel

Rares sont les historiens, pédagogues, militants aussi, à s’interroger sur l’absence de référence aux arts du cirque dans les programmes et curricula scolaires. Dans son ouvrage « 150 ans d’EPS » Jean Zoro affirme pourtant que les précurseurs de l’EPS sont les acrobates, cubistes, jongleurs et funambules, mais c’est lettre morte. Enraciné dans une culture universelle, issue d’un patrimoine mondial qui traverse continents et époques, le cirque fait appel à la performance, au dépassement de soi, à l’effort ; il mobilise corps et esprit dans une recherche de perfection, nécessite rigueur et répétition, exercices et création, coopération et assiduité, entraînement et précision… mais n’intéresse pas le pédagogue.
Pour entrer à l’école, les pratiques culturelles populaires doivent se défaire de ce qui fait leurs spécificités : force, prouesse, différenciation des sexes, rites, circularité, oralité, transgression des normes. Le cirque, même contemporain, véhicule des valeurs qui tiraillent celles de l’école et aussi du sport : irrévérence, anormalité, illusion, risque, spectacle, dressage, rire sont bien peu congruents avec les attentes de l’institution scolaire. L’essence et les symbolismes du cirque bousculent, dérangent… Le cirque n’est pas le cousin du sport ni de l’école : pétri de mythes, humour, idéologie, vertige, il n’en épouse pas les codes, ni les compétitions.

Un cirque providentiel : bienvenue en CP3 !

Confrontés à une exigence institutionnelle de plus en plus forte d’enseignement artistique (atteindre un niveau 2 dans une même activité au collège), façonnés par une formation initiale sportive, confrontés à des classes mixtes et pas nécessairement enclines aux activités artistiques, les professeurs d’EPS de collège (comme ceux de lycée avec l’acrosport) ont cru trouver la pépite dans les arts du cirque « équivalents » à la danse dans les APA instituées au collège. L’assignation des arts du cirque en CP3 a ravi la profession, sans discussion ni débat. Parce que la CP3 est « acrobatique » dans tous les sens du terme (gymnique ou artistique au collège avec 2 groupements bien distincts à aborder) et seulement « périlleuse » au lycée où le non-dit sied à chacun. Chacun s’est réjoui, engouffré dans la brèche : ceux-là (celles-là) même qui avaient milité pour l’avènement et la reconnaissance de la danse et des activités artistiques et les autres plutôt circonspects devant les difficultés à enseigner une danse plutôt contemporaine, scripturale, connotée féminine.

Autres coups de génie, le cirque allait faire accéder les garçons au sensible, équilibrer enfin les programmations pour aller vers plus de féminin. Balivernes !
Le clown n’était pas blanc
Devant la diversité, pluralité des arts du cirque, les programmes ont recentré le travail sur 3 familles, aussitôt adoptées par la profession. Loin d’effrayer justement par ses techniques aussi spectaculaires que multiples, ses exigences sécuritaires, le cirque a conquis les enseignants convaincus de la transférabilité quasi automatique de leurs savoir-faire. L’acrobatie, jumelle de la gymnastique et cousine de l’acrosport était acquise d’office, les équilibres précaires avaient certes un coût sécuritaire mais mimine vis-à-vis du financier et pour les manipulations, quelques vieilles balles de tennis suffiraient bien. Puis le doute s’est installé à l’observation des cycles de jonglage et autres « techniques de cirque ». Il a fallu convenir qu’on était passé à côté : apprentissages médiocres, gestion difficile de la classe et surtout absence totale de poésie, de chair de poule : démonstration, enchaînement et codes de pointage.
Invités par les programmes, on a fait un peu de tout, croyant faire un tout. Mais les élèves n’ont rien appris de ce qui nourrit les arts du cirque. Car il y a un loupé, assumé. Le cirque n’est pas un jeu de construction où il convient d’assembler, adjoindre successivement des éléments complémentaires. L’idée d’une compétence de niveau 1 qui réclame deux familles puis trois au niveau 2 est une hérésie, une erreur fondamentale. Devenir plus compétent en cirque, procède de la démarche exactement inverse. Pourtant, jusqu’à l’épreuve du bac, la même logique est poursuivie : l’élève doit savoir tout faire : explorer « individuellement, successivement ou conjointement les différentes spécialités des arts du cirque: jonglerie, équilibres précaires, acrobaties collectives » et même placer aussi un « coup de projecteur ». Précipitation, orthodoxie stupide : Dans la culture EPS, l’injonction de polyvalence reste prégnante, aveuglante ici. On empile pour faire tout.
Proposer toutes les familles au débutant pour lui permettre de se spécialiser, rechercher l’excellence dans une seule au fil des cycles ultérieurs est au contraire la voie sensée! Les programmes sont montés à l’envers, sens dessus dessous (ce qui somme toute leur sied aussi !) : l’art, la poésie, l’éclat ne pourront advenir dans une multiplication des familles à travailler mais au contraire dans un renoncement, une spécialisation. Raté.

Un rond qui ne rentre pas dans les cases…

Pour se rassurer, retomber sur leurs appuis après la pirouette, les enseignants ont spontanément recyclé leurs outils. Enseigner en EPS, c’est partir d’une Situation Référence, aligner les élèves dans des tiroirs à conduites typiques, les confronter à un milieu aménagé et propice à la découverte ou leur poser des problèmes, distinguer les apprentissages pour des groupes de niveaux, organiser des ateliers pour embrasser une formation polyvalente, ne pas oublier les rôles sociaux de pareur, spectateur, juge et consorts et en finir avec une évaluation complète, objective et exhaustive. Là encore, raté.
Si le cirque c’est « composer et présenter », « maîtriser ses émotions », « incorporer à un jeu d’acteur » « accepter le regard des autres », l’administration d’une SR en début de cycle à défaut de constater les chutes, court surtout le risque d’évincer à tout jamais le plaisir des fourmillements de la piste. Mais la suite coince aussi : C’est justement une conduite atypique qu’on cherche et toute cette ingénierie qui trie, prescrit en fonction de valeurs implicites, stigmatise dans un cirque qui cherche l’expression du talent caché de chacun.

Enseigner les arts du cirque c’est entrer dans un processus de création divergent. Sous le chapiteau, on ne réfléchit pas plus en terme de carences, manques à combler que de savoirs communs à distiller à un groupe d’élèves épistémiques. C’est de la construction de parcours tous différents que va naître la réussite du cycle, pas de la constitution de groupes de niveau homogènes. En cirque, pas de situation de remédiation : le problème, on le cherche ! Le déséquilibre, on le crée, on s’acharne à révéler, préserver les « erreurs », les perles, pour distinguer justement la différence, la singularité, celui qui marche à côté du fil ou du rang.

…mais pas non plus dans le placard

Au gymnase, ou plutôt dans « la petite salle » ça a coincé aussi. De 16 à 17 dans le « cagibi » bas de plafond, sombre, énervés et assourdis par les crachements de la sono récupérée au CDI les élèves sont « passés » d’un atelier à un autre. Passés seulement.

En acquérant un kit de matériel, l’équipe pédagogique a cru pouvoir organiser les classes en atelier. C’est peine perdue. Même en aménageant l’espace, prévoyant les rotations, équilibrant les groupes, distillant les consignes, la magie n’a pas opéré non plus. Pas d’apprentissages, seulement des assiettes qui tombent et pas de frissons.
Les arts du cirque se nichent dans un jeu avec l’objet, ses propriétés, ses symbolismes. L’élève s’acharne à le déséquilibrer pour mieux le contrôler et surtout attester aux autres de son habileté et de sa malice. Il n’apprend pas en « passant » d’un atelier à un autre.

En cirque les élèves fuient les ateliers, pour retourner obstinément à leur idée fixe. Ils apprennent par essai-erreur, imitation, répétition obsessionnelle, démonstration : formats pédagogiques d’un autre temps ? La classe travaille en grand cercle puis chacun part dans son « installation », son trip en solo. Il aimerait avoir toujours plus de temps pour expérimenter, tester de nouvelles choses mais l’enseignant ne voit pas ça.

Déjà en difficulté avec les activités artistiques, curieusement les enseignants s’auto-administrent une quadruple peine.
Est-il vraiment possible de réussir un cycle déjà appréhendé comme sensible (pour les élèves et pour le prof) avec un kit de matériel inadapté (massues, anneaux) cassé (golo) dans un local exigu, en 45mn, en fin de journée, alors que « le volley c’est 2h dans le gymnase »?
Promptes à revendiquer des grandes salles, des piscines, des SAE, convaincues du bien fondé de leurs revendications d’un baudrier par élève ou d’un ballon soft luxe, les équipes demandent rarement un diabolo par élève et encore moins un chapiteau ! et pourtant ? l’accès à une salle de spectacle est-il si incongru qu’il ne figure jamais dans les moindres revendications ?

Trois ce n’est pas mieux que deux

L’évaluation de l’improbable prestation corporelle à visée artistique patine « grave ». Chacun convient que 3 balles c’est pas forcément mieux que 2 mais dès qu’il s’agit de pondérer les éléments, l’équipe pédagogique s’embourbe dans des réminiscences des années 90.

Pourquoi se soucier encore de la maîtrise d’exécution et de la performance ? Où, ça ? L’épreuve du bac regarde la prise de risque, l’affiche, la préparation des coulisses et du plateau, le coup de projecteur… Quid ??? Les circassiens savent bien que ce qui fait la couleur de leur spectacle, c’est le frisson à insuffler, souligné par un effet minutieusement travaillé et choisi, le flyer aussi, qui va titiller, embarquer, dans une intention et un propos perceptibles a posteriori dans leurs gestualité, mise en scène, univers sonore et exploits. Méticuleux, précis, ils surveillent, disposent leur matériel, accessoires au millimètre, condition sine qua non, à la fois de la réussite parfaite de leurs exploits et de la lisibilité de leur composition.

Pendant ce temps, les enseignants comptent les balles, les voltigeurs, repèrent les lignes et les colonnes et tapent sur les doigts qui tirent compulsivement le t-shirt ou réajustent le cheveu !

En finir avec tout ça !

Ce ne sont pas les lignes et les espaces orientés qu’il faut chercher, ce sont les signes et les espaces cachés. Ce n’est pas le thème qu’il faut raconter, c’est ce qui est « organisé autour » et qui nous y a fait penser ! Le geste parasite comme critère d’évaluation-sanction est un clou ! Témoignage plus qu’involontaire (« parasite »!), il exprime une insécurité physique, technique, affective que l’enseignant n’a pas su résoudre voire même a accru par ses injonctions répétées. Il livre aussi avec naïveté, sincérité, humilité, le clown de l’élève. Mais l’école s’en fiche, elle veut des élèves droits pas gauches.

Et voilà qu’il faudrait aussi apprécier l’attention de l’élève et son respect du travail de l’autre. Même s’il est pitoyable ?  si le spectateur s’ennuie, chahute, sans doute est ce parce que ce qu’il y a à voir est bien médiocre, insipide. Une telle évaluation ressemble davantage à un subterfuge pédagogique qui tente de réguler une attention improbable de la classe. Sauf que cette dispersion renvoie alors à un échec relatif mais douloureux de l’enseignant, perceptible dans la non appropriation chez l’acteur -et pas le spectateur qu’il sera ensuite- de savoirs et savoir-faire essentiels. Pour avoir lui-même éprouvé la difficulté de la figure réussie par l’autre, l’élève intériorise le cheminement, le travail en amont. Il ressent dans son propre corps les chutes, tensions, au final le frisson. Il vit l’épreuve par procuration. C’est parce qu’il partage la détermination de l’autre à réussir son défi, qu’il est surpris par une image, un silence, un geste, une association de couleur, d’objets, d’idées qui semblent vouloir dire quelque chose qu’il s’assied, interdit, curieux, scotché par la suite.

Bienvenue en CP3… chacun s’est réjoui et personne ne s’est interrogé finalement sur les frottements d’un cirque didactisé. R. Abichared nous alerte toutefois : inscrire le cirque dans les programmes de l’EPS c’est peut être s’arrêter à « l’image la plus communément admise du cirque ». On a longtemps cru que le cirque était une gymnastique particulière, une famille de voltiges collectives avec pyramides, saltos et autres charivaris. C’est pourtant une épreuve de « théâtre-expression dramatique » qui conclut l’enseignement de spécialité arts du cirque au lycée et l’imbroglio n’est sans doute pas anodin, il renvoie à la véritable essence de cet art millénaire mais méconnu. Et si justement les arts d’une piste qui ne rentre pas dans les cases nous invitaient à reconsidérer nos cases ? Nos cycles, nos certitudes, nos habitudes, nos valeurs ?

Cet article est paru dans Contrepied – C’est quoi ce cirque ? – Hors-série n°3 – mai 2012