« Enfances de Classe »: inégalités à l’école et dans les loisirs

Christine Mennesson, sociologue à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse s’intéresse à la construction précoce des inégalités dans différents domaines (école, loisirs…) et leur impact sur le développement des enfants de l’école primaire


-214.jpgEnfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, collectif dirigé par Bernard Lahire, éd. du Seuil.

Pourriez-vous nous présenter le livre de Bernard Lahire ? De façon un peu provocatrice, j’aurais envie de vous dire, un livre de plus sur la sociologie de classe ?

Un livre de plus sur la sociologie des classes, oui, mais ce thème ne domine pas l’ensemble des publications en sciences sociales. Il faut en effet prendre en compte le fait que dans la sociologie en France, plusieurs sociologues contemporains ont soutenu l’idée que les classes sociales avaient disparu et que les problématiques de structuration de l’espace social en différents groupes aux intérêts antagonistes étaient dépassées. Pourtant les enquêtes statistiques montrent le maintien voire l’augmentation des inégalités. Cet ouvrage confirme que notre société est très inégale et qu’elle est organisée par des rapports de pouvoir entre groupes sociaux.

Par rapport aux autres travaux sur les sciences sociales, la spécificité d’« Enfances de classes », c’est de s’intéresser à la construction précoce des inégalités en se centrant sur des enfants de 5 ans et en étudiant leurs différents domaines d’existence (école, loisirs…). L’originalité de cet ouvrage tient aussi à la méthodologie utilisée qui consiste en une enquête qualitative sur les conditions concrètes d’existence des enfants en fonction de leur classe sociale. Nous avons cherché à diversifier au maximum les situations des enfants, de classes supérieures issus de la grande bourgeoisie parisienne à ceux en situation très précaire comme cette famille qui dort dans une voiture.

Les hypothèses développées par Bernard Lahire se situent dans la lignée de l’héritage de Pierre Bourdieu, et notamment dans son livre « La distinction », qui montre qu’en fonction des positions sociales, les individus se construisent des dispositions qui vont orienter leurs manières de penser et de faire. L’ouvrage montre que les caractéristiques sociologiques des parents vont avoir un impact considérable sur la manière dont les enfants vont grandir et sur les compétences qu’ils vont développer. Cependant, Bourdieu pensait la socialisation de classe comme quelque chose d’assez homogène, or même pour les enfants, on observe une pluralité de modes de socialisation. Ils vont à la crèche, à l’école maternelle, ils peuvent être gardés par plusieurs membres ou encore par des assistantes maternelles. Le père et la mère ont également une trajectoire spécifique et ne valorisent pas toujours les mêmes normes. Les enfants sont donc confrontés à différentes formes de socialisation qui peuvent être plus ou moins convergentes ou contradictoires.

Par exemple, les parents de la grande bourgeoisie vont essayer de contrôler toutes les caractéristiques des modes de socialisation, ils vont choisir une baby-sitter qui parle anglais aux enfants, les scolariser dans une école d’excellence… Les modes de socialisation de ces enfants seront relativement homogènes car inscrits dans un entre-soi local, ce qui ne sera pas nécessairement le cas d’autres enfants, et notamment ceux des milieux populaires aux socialisations plus plurielles, pour lesquelles les expériences scolaires sont différentes de celles vécues dans leurs familles.

« Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde. »

Bernard Lahire : « La plus extrême pauvreté comme la plus grande richesse permettent de faire sentir, autant que de faire comprendre, que ces enfants, qui sont tous en grande section à l’école maternelle, au même moment, dans la même société, ne vivent pas du tout les mêmes réalités. Saisir les inégalités dès l’enfance est une manière d’appréhender l’enfance des inégalités, au sens de leur genèse dans la fabrication sociale des individus ».

Ils vivent dans la même société mais pas dans le même monde ?

Si l’on prend les conditions concrètes, matérielles d’existence, un enfant qui vit dans un appartement très spacieux, va le weekend dans sa résidence secondaire, au ski à la montagne, il réalise des séjours à l’étranger, évolue de fait dans un monde très différent d’un autre enfant qui dort dans sa voiture, ou encore qui vit dans une petite chambre d’un foyer Sonacotra. Je pense par exemple à un petit garçon, Ashan, qui n’a pas accès à d’autres espaces en dehors de l’école et de la chambre du foyer où il est hébergé avec sa mère. Ce lieu est très bruyant, il ne dort pas bien et il est arrivé fatigué à l’école. Ces conditions d’existence marquent très profondément les enfants. Cela joue nécessairement sur la manière dont ils vont pouvoir s’engager dans les apprentissages à l’école.
Le confinement actuel accentue considérablement l’importance des conditions matérielles d’existence mais aussi les inégalités liées au niveau de formation des parents dans la mesure où les compétences nécessaires pour accéder au travail scolaire à réaliser, l’imprimer ou l’effectuer en ligne, mais aussi et surtout accompagner l’enfant dans les tâches à effectuer sont inégalement distribuées. Le confinement accroît les effets de cette différenciation des conditions d’existence. Non seulement les enfants ne vivent pas dans les mêmes conditions, mais ils n’ont pas non plus accès aux mêmes loisirs pour occuper leur temps libre.

Y-a-t-il des différence d’accès aux loisirs et des façons de les pratiquer ?

L’enquête montre des différences d’accès aux loisirs institutionnalisés. Les enfants des familles précaires n’ont pas de pratiques culturelles et de loisirs associatives. Le seul espace extérieur à la maison est l’école. Les classes populaires stables vont pour une partie investir ces loisirs institutionnalisés, sans que cela soit systématique. Par exemple les pratiques artistiques sont très peu investies.

Le capital économique n’est pas le seul frein à la participation aux activités culturelles. à l’intérieur même des classes moyennes, on observe des différences. Les familles de classes moyennes et supérieures qui possèdent un capital économique plus important que celui des enseignants, par exemple les patrons de petites entreprises, des ingénieurs, vont moins sensibiliser leurs enfants aux pratiques artistiques, à la fréquentation des musées… Les familles qui possèdent un capital culturel important, dont font partie les enseignants, vont investir ce domaine d’activité et proposer à leurs enfants une diversité de loisirs et d’activités culturelles. Ils vont « pédagogiser » la vie quotidienne et les loisirs. Tout est prétexte à une pratique éducative.

Comment expliquez-vous la différence dans le rapport aux types de loisir, entre les classes populaires et les autres ?

Les parents n’ont pas la même conception de ce qu’est un enfant et de la manière dont il peut se développer. Annette Lareau ou Daniel Thin le montrent très bien dans leurs travaux. Dans les milieux populaires, les parents pensent que les enfants vont se développer naturellement. Mettre en place des pratiques pédagogiques spécifiques n’a pas de sens pour eux.Les parents vont souvent dire que les enfants sont trop jeunes pour telle ou telle pratique. Par exemple dans le choix des livres, les parents des milieux populaires conscients de l’importance de la lecture vont proposer aux enfants des temps de lecture mais en choisissant des livres qu’ils jugent adaptés, très simples. Dans le même temps, d’autres enfants ont accès à des ouvrages plus complexes et élaborés. Ces pratiques différenciées construisent donc des rapports au langage, variés, plus ou moins proches du langage scolaire.

« Ils vont valoriser l’investissement des filles dans la danse classique afin de leur apprendre à réaliser des représentations en public, mais aussi pour façonner leur corps selon les normes des classes dominantes. »

Dans les classes moyennes, les parents mettent en place une éducation systématique. La reproduction de la position sociale des parents par les enfants n’est assurée pour personne, cela passe nécessairement par une réussite scolaire. Les parents vont donc développer des stratégies éducatives pour mettre toutes les chances du côté de leurs enfants.

Du côté des milieux populaires, nous pouvons aussi comprendre cette différence dans les types et les formes de loisir par le rapport qu’ils ont au travail et au loisir et par la conception de l’enfance qui prévaut dans ces familles. Les familles opposent le travail et le loisir. Le travail est un temps contraint, dur, avec peu d’initiative et d’autonomie. Le hors travail est vu comme un temps libéré des contraintes où l’on doit se faire plaisir. Cette dichotomie n’existe pas de façon aussi marquée dans les milieux favorisés qui peuvent concevoir d’avoir un loisir plus contraint, plus exigeant en termes d’apprentissage. Le travail scolaire pour les enfants des classes populaires est lui associé à quelque chose de contraint, de sérieux, opposé à l’amusement. Les parents valorisent aussi l’idée qu’il faut que les enfants profitent de leur enfance, se fassent plaisir car la vie à l’âge adulte dans ces milieux est difficile. Pour ces familles, profiter, ce n’est pas faire un jeu pédagogique, c’est passer du « bon temps » ensemble, chahuter, regarder la télévision, jouer aux jeux vidéo…

Qu’avez-vous observé sur le sport ?

On observe une démocratisation de la pratique sportive, les 2/3 de nos enquêtés sont inscrits dans des pratiques sportives associatives. On peut parler d’une sportivisation de la vie des jeunes enfants.
Cependant, les enfants des milieux précaires sont exclus de cette dynamique et ne font par ailleurs aucune activité physique informelle avec leur famille. La précarité génère une telle charge mentale dans la gestion du quotidien que les loisirs et le sport n’entrent pas dans les préoccupations des parents. Ces enfants sont contraints à des formes de sédentarité forcées, qui auront un impact sur leur santé. Si je reprends le cas d’Ashan, qui vit dans un foyer, les enseignants parlent de lui comme d’un enfant qui ne tient pas en place. L’école est pour lui le seul lieu où il va pouvoir effectivement se dépenser physiquement, mais cela ne facilite pas son engagement dans les apprentissages. Le sport est aussi un lieu où l’on apprend des techniques, mais aussi des compétences sociales auxquelles les enfants qui ne pratiquent pas n’auront pas accès comme par exemple jouer avec les autres, écouter un adulte, respecter des règles et les comprendre. Cela accroît donc également les inégalités dans la maîtrise de ces compétences, valorisées à l’école.

Est-ce qu’il y a des différences dans la façon dont ils pratiquent ces loisirs sportifs ?

Dans les familles populaires stables, globalement les deux parents ont un emploi, et une majorité d’enfants font une activité sportive. Ce qui différencie ces familles des classes moyennes et supérieures, ce sont les finalités recherchées par les parents. Pour eux le sport fonctionne comme une forme d’exutoire ou comme un lieu de sociabilité (ils pratiquent avec le cousin ou le voisin) mais ne s’inscrit pas du tout dans des perspectives pédagogiques. Il s’agit principalement d’une logique hédoniste et occupationelle.

Pour les classes moyennes du pôle culturel, c’est-à-dire possédant un capital culturel plus important que le capital économique (les professions intermédiaire du public, les enseignants, les profession artistiques), les enfants ne font pas tous des activités sportives associatives. Les parents valorisent souvent davantage les pratiques artistiques. Pour ces familles, les pratiques sportives sont une occasion pour les enfants de s’exprimer. Ils accordent beaucoup d’importance à l’expression de soi, au fait d’être bien dans son corps et dans sa tête. Ils sont opposés à la compétition et aux pratiques sportives intensives.

Du côté des classes moyennes et des classes supérieures du pôle économique tous les enfants font du sport et certains réalisent déjà 2 à 3 entraînements par semaine à 5 ans. Les enfants font peu d’activités artistiques associatives, à l’exception des familles de la bourgeoisie ou de quelques familles au capital culturel particulièrement important. Les parents sont souvent intéressés par la compétition et poussent leurs enfants à inscrire leur investissement dans le long terme. Ils voient la compétition sportive comme une propédeutique à la compétition sociale. Le sport joue un rôle important dans le développement d’une capacité au leadership, dans l’intériorisation d’un ethos entrepreneurial. Par exemple, ils vont valoriser l’investissement des filles dans la danse classique afin de leur apprendre à réaliser des représentations en public, mais aussi pour façonner leur corps selon les normes des classes dominantes.

Ainsi, l’EPS à l’école a un rôle fondamental à jouer, en particulier pour les enfants des milieux précaires, pour compenser en partie ces inégalités. Néanmoins, le temps consacré à l’éducation physique paraît nettement insuffisant pour réduire les inégalités de classes.

Qu’est-ce qu’une vie augmentée et une vie diminuée ?

Si je prends l’exemple du petit garçon Ashan, sa vie est une chambre de 9 m2 d’un foyer Sonacotra et l’école. Heureusement il est scolarisé dans une école où les enseignantes sont militantes et ont créé un réseau de soutien aux familles précaires. Mais il n’a accès à aucun loisir et sa maman a des ressources très limitées et est très isolée. à côté de ça, Valentine, qui grandit dans une famille de la bourgeoisie parisienne, a une vie augmentée d’abord dans l’espace de vie dans son grand appartement, dans ses résidences secondaires, dans les séjours à l’étranger qu’elle réalise régulièrement. Elle fait des expériences variées et diversifiées, elle bénéficie aussi des réseaux relationnels denses de ses parents… Au-delà des lieux et des personnes auxquels elle a accès, elle fréquente régulièrement les théâtres, les spectacles de danse. Elle est inscrite au Racing club de France où elle fait du tennis et de la natation.

La question du rapport au sport, du rapport au corps ?

Dans les milieux populaires, les parents n’ont pas de perspectives préventives pour favoriser la bonne santé des enfants. En revanche, les incitations à la pratique sportive des familles des classes moyennes et supérieures s’inscrivent dans cette logique. Cette différence s’observe aussi dans le contrôle du temps passé devant les écrans, qui est nettement plus marqué dans les milieux favorisés.
Mais certaines pratiques du côté des classes supérieures (cadre du privée, professions libérales…) peuvent aussi être questionnées. Par exemple, certains parents ont un rapport assez critique au corps médical, et plus particulièrement pour les filles : l’alimentation de ces dernières fait parfois l’objet d’un contrôle très fort avec des injonctions à la minceur, à tel point que certaines mamans refusent de suivre les conseils de médecins jugeant leurs filles trop maigres. Par ce contrôle alimentaire, elles cherchent à façonner pour leur fille un corps de classe, un corps distinctif.

Entretien réalisé par B. Cremonesi et paru dans le Contrepied Hors-série n°26 – avr. 2020 – Musculation