Du jeu, des rôles, des rituels pour apprendre

Temps de lecture : 9 mn.

Pour Emmanuel Da Rocha, enseignant au collège J. Jaurès à Montfermeil (93), les apprentissages spécifiques du football ne sont possibles que s’ils sont articulés avec la construction de relations sociales entre les élèves, l’investissement dans des rôles et fonctions nécessaires pour jouer et réfléchir sur son jeu, le tout contribuant à la responsabilisation de ses élèves et la transformation progressive de leurs représentations.

L’hétérogénéité : un atout.

Des représentations, des comportements, des niveaux très hétérogènes
Ma classe est une classe de 4e, très hétérogène, composée de 22 élèves (nous sommes en ZEP et zone sensible), 10 filles et 12 garçons.
Parmi les garçons, il y a 4 experts, joueurs de club au plus haut niveau de leur classe d’âge. Ils gèrent leurs émotions et sont tolérants. Les 6 débrouillés aiment le foot, ils jouent avec leurs copains mais réagissent à chaud, valorisent l’exploit personnel et veulent gagner à tout prix, montrent leurs désaccords avec l’arbitre, ils valorisent le dribble, puis seulement la passe et enfin le tir, de manière complètement contradictoire avec des choix tactiques convenablement priorisés ; les 2 débutants n’aiment pas le foot, sont perdus sur le terrain, courent peu et sont peu motivés.
Parmi les filles, 4 jouent au foot avec leurs copains de la cité et sont motivées par le foot, les autres sont plutôt débutantes, elles manquent d’intérêt pour le foot, demandent peu la balle et sont peu sollicitées.
Leur niveau footballistique est lui aussi très hétérogène, cela va d’élèves qui lèvent la tête, prennent des informations, prennent des décisions rapidement, ne sont plus sur le dribble et sont capables de se mettre au service du collectif jusqu’à des élèves perdu-e-s sur le terrain, peu motivé-e-s, peu engagé-e-s, courant peu, en passant par d’autres qui prennent des informations tardivement après la réception du ballon, appellent la balle après que la passe est engagée et… tentent beaucoup de petits ponts.

La composition des équipes

  • 4 équipes : 2 de 5 et 2 de 6.
    J’ai choisi de composer des équipes hétérogènes (et mixtes) en leur sein et homogènes entre elles.
    En effet, je peux m’appuyer sur les joueurs experts qui sont capables de se mettre au service du collectif et jouent un rôle précieux pour apporter des solutions à leurs partenaires dans le jeu.
    Ensuite, chaque équipe comprend une fille débrouillée, puis je répartis les garçons débrouillés et les autres filles. Les équipes de 6 accueillent chacune un garçon débutant.

Des rôles et des rituels pour se centrer sur le jeu efficace

La distribution de rôles
Des rôles sont répartis dès la première séance.
• Les capitaines sont les joueurs experts. Ils contribuent à organiser leur équipe et à construire un projet collectif.
• Les « préparateurs physiques »,
filles ou garçons, sont responsables de l’échauffement dès la seconde séance.
• Les responsables des fiches d’observation individuelles et/ou collectives. Ce sont souvent des filles qui assument ce rôle, leur rapport à l’écrit étant meilleur.
• Les responsables du matériel.
• Les responsables de l’arbitrage qui veillent à ce que chacun-e tourne sur cette tâche en arbitre central et arbitre de touche.
Chaque joueur-se au sein d’une équipe se voit donc confier une responsabilité. Cela permet à chaque équipe de gagner en autonomie. Cela permet aussi de désacraliser le foot, de diminuer la dimension affective et contribue à détruire les représentations du foot.

Des rituels
Les séances s’organisent à peu près de la même façon :
• L’échauffement : les capitaines échauffent chacun leur équipe la première séance. Ils disposent de fiches qui les aident. Cette tâche est dévolue lors des séances suivantes aux « préparateurs physiques ».
• Le jeu de gagne terrain dont les règles évoluent en fonction des progrès.
• Les matchs en 3c3 avec embut, puis dès que les équipes sont arrivées à l’étape 3 en gagne terrain, 3c3 avec but et gardien.
• L’observation se fait dès la deuxième séance. 2 équipes jouent pendant que la 3e observe tous les joueurs d’une équipe (fiche individuelle avec des critères d’observation sur la règle de l’intouchable, PB, NPB, défenseur). La 4e équipe arbitre (1 central et 2 de touche), le reste des élèves notent la progression des équipes sur l’exercice du gagne terrain, les points, … et proposent une analyse.
• Le bilan se fait en fin de séance avec le tableau ci-après, les fiches d’observations (par les responsables des fiches d’observation) et les objectifs de séance. Il est indispensable : il contribue à ce que les élèves réfléchissent sur leur jeu, prennent du recul.

Dès le début de la séance, un tableau est affiché, récapitulant les points gagnés et attribués à chaque équipe. Il prend en compte chaque dimension de l’organisation et les résultats des jeux et des matchs : l’échauffement/5, le travail/10, la concentration/10, la prise en charge des rôles/10, l’esprit/10, les fiches/5, les points des matchs. L’attribution des points démarre dès la fin de l’échauffement.
Nous ne développons dans cet article que le gagne terrain.

Le gagne terrain : une situation de jeu évolutive au cours du cycle

3c3, embut (zone rouge) sans gardien,
¼ terrain de foot.

Pour construire et articuler les règles du gagne terrain, je m’appuie sur le principe suivant : je donne toujours l’avantage aux attaquants, puis je régule en accordant plus de droits aux défenseurs et ainsi de suite en fonction de la progression de chaque équipe.
Dès que les équipes totalisent 200 points en 8mn, les règles évoluent après un bilan.

1ère étape
Le ballon doit être bloqué ou contrôlé dans l’embut.
Les défenseurs sont chacun dans une zone et sur une ligne qu’ils n’ont pas le droit de quitter mais sur laquelle ils peuvent se déplacer.
Règle de « l’intouchable » possible.
Le jeu s’arrête quand il y a « but », quand le défenseur s’est emparé du ballon ou quand il y a touche et repart tout de suite dans l’autre sens.
6 joueurs de 2 équipes sont disponibles et observent le jeu tout en remplissant les fiches collectives.
Durée : 8 mn.
Au début les élèves me disent : « Mais M’sieur, on ne va pas tirer ! » et je leur réponds : « Non, vous n’en n’êtes pas encore capables, pour le moment, puisque vous n’arrivez pas à progresser ensemble vers la cible. »

Ce que font les élèves

Ces premières règles sont très favorables à l’attaque et facilitent le contrôle de la balle : les joueurs utilisent la règle de l’intouchable, ou font un contrôle orienté face au ballon ou encore pour les meilleurs contrôlent en mouvement, dans un espace libre.
Finalement c’est du 3c1, l’embut, cible horizontale, interdit le tir et devient accessible à absolument tous les joueurs.
Il y a beaucoup de réussites. Les joueurs passent assez aisément les défenseurs, il n’y a pas de crise de temps grâce à la règle de l’intouchable possible (le PdB est protégé quand il bloque son ballon avec la semelle, les défenseurs sont minimum à 3 m) ni crise d’espace puisque les défenseurs restent sur la ligne. Le seul problème minime demeure l’incertitude de la passe.
à ce niveau, les experts et les débrouillé-e-s sont des points d’appui qui permettent à tous les joueurs d’avancer vers l’embut, ils/elles fluidifient le jeu par leurs passes et leurs déplacement et permettent de faire progresser les autres.
Avec ces règles, il n’y a pas de grappe.

2e étape
Le défenseur passé peut venir rejoindre sur sa ligne le défenseur suivant.
Donc le jeu passe de 3c1 à 3c2 à 3c3, mais les déplacements des défenseurs sont contraints puisqu’ils ne peuvent se déplacer que sur la ligne.
Plus on s’approche du but, plus c’est difficile, on se rapproche du jeu réel.
Les joueurs construisent progressivement comment ils peuvent passer les 2 voire les 3 défenseurs : il apprennent à chercher l’intervalle et faire une passe soit entre 2 défenseurs (profondeur) soit en contournant (largeur). Pour faciliter l’exercice, je supprime dans un premier temps la règle du hors-jeu. Puis c’est un ultime démarquage qui permet de marquer 50 pts.
Cette possibilité donnée aux défenseurs exige de la part des attaquants de la lucidité, des courses intelligentes dans les espaces libres. Ils doivent comprendre qu’il faut contrôler le ballon, lever la tête et que les partenaires se démarquent en rompant l’alignement.

Ce que font les élèves

L’appel commence à conditionner la passe, c’est celui qui fait l’appel qui conditionne l’action du PdB (alors qu’au début la passe déclenche l’appel) : si l’appel n’est pas bon, la passe sera mauvaise, mais le bon appel donne une bonne passe, cela devient une réussite collective.
Ce qui m’intéresse ici, c’est que tous les joueurs progressent ensemble.
Alors si un joueur monte tout seul, je limite le nombre de touches de balle à 2 ou 3.
Je peux aussi interdire le dribble pour imposer de passer un défenseur par une passe, plus efficace dans le jeu puisque plus rapide.
Pour maîtriser cette 2e étape, il faut 2 à 3 séances.

3eétape
Les défenseurs ne sont plus contraints de rester sur une ligne mais peuvent défendre dans toute la zone.
L’incertitude devient alors plus importante pour les attaquants qui doivent adapter, ensemble, leur décision, placement, déplacement en fonction d’un défenseur libre dans sa zone qui peut poursuivre son action même lorsqu’il est dépassé. L’occupation de l’espace (largeur essentiellement) et les appels (dans le dos du défenseur, point d’appui en largeur…) doivent être plus harmonieux, plus pertinents pour arriver à la zone suivante.

4e étape
Le défenseur a le droit de sortir de sa zone pour aider le défenseur de la zone suivante.
Si le défenseur de la zone 1 est passé, il se retrouve en poursuite et doit se replacer par rapport aux attaquants et son partenaire défenseur. La situation est maintenant en 3c2 avec un défenseur en retard.

2 possibilités pour les attaquants : soit ils jouent rapidement en contre attaque si le défenseur n’est pas replacé. Le ballon doit alors aller vite pour mettre les défenseurs en crise de temps et d’espace et maintenir le 3c1 en 2e zone. La contre attaque est une prise de risque, elle pose des problèmes techniques.

Mais si les joueurs ont choisi la contre attaque, ils peuvent être contraints de repasser en attaque placée. Si les défenseurs se sont replacés en zone 2, ils peuvent jouer sur la largeur pour contourner la défense, ou rechercher la profondeur dans l’intervalle si les défenseurs sont très écartés l’un de l’autre, voire jouer en arrière pour trouver un nouvel espace libre, en soutien pour progresser à nouveau vers l’avant.
à ce niveau les alternatives pour attaquer et défendre sont permanentes et évoluent rapidement avec le jeu d’où l’observation et les bilans nécessaires.

L’observation

• Au bout de combien de temps l’attaque s’est-elle arrêtée ? On chronomètre. Cela permettra de différencier la contre attaque de l’attaque placée.
• Un terrain figure sur la fiche, les observateurs dessinent les trajectoires du ballon.
• Observation du prof.

Les bilans

Ils permettent de différencier la CA ou l’attaque placée en construisant des repères :
Si le ballon va vite vers l’avant et que les défenseurs ne sont pas en place : c’est une CA.
Si le ballon va moins vite et que les défenseurs sont en place dès la zone 2, c’est une attaque placée.

Les régulations

• Si les attaquants butent en zone 2 : les défenseurs défendent bras dans le dos, pas plus de 2 défenseurs en zone 3.
• Si les experts et les débrouillé-e-s ne jouent qu’ensemble, j’impose que les 3 joueurs doivent avoir touché le ballon. C’est une règle momentanée car elle peut être contradictoire avec l’efficacité du jeu.
• 1 défenseur peut venir défendre sur toute la zone et le 2e uniquement sur la ligne.
• Couper le terrain en 2 sur la largeur : 1 défenseur de chaque côté.
Au niveau 4, on a besoin de progresser techniquement même si la règle de l’intouchable est maintenue.

5e étape
La règle du hors jeu et le but avec un gardien sont mis en place.
Les questions techniques se posent pour frapper et tirer: il faut devenir capable d’être démarqué-e, contrôler la frappe, prendre de l’information pour savoir où est le gardien, où l’espace est libre dans le but.
Les questions techniques

Les acquisitions techniques se font d’abord par le jeu parce que les joueurs jouent beaucoup de ballons et apprennent à maîtriser le ballon pour utiliser la règle de l’intouchable.
Au début les débutant-e-s frappent la balle avec le bout du pied (« pointu »), c’est peu précis car la surface de contact est réduite mais l’expert vient les aider, ils/elles sont amené-e-s progressivement à faire des passes plus précises. C’est à ce moment qu’ils/elles en viennent à utiliser l’intérieur du pied. Pour allonger les passes, le pied d’appui doit être orienté vers le réceptionneur, la jambe légèrement fléchie, le pied libre ouvert. Mais je ne fais pas d’exercice technique. Cela s’apprend dans le jeu car les crises de temps et d’espace permettent d’apprendre en véritable situation de jeu.

Je n’ai pas évoqué les règles liées au comportement qui pourtant sont très efficaces. Par exemple, dès que le ballon est en jeu, tout bruit de bouche est interdit, sinon 30’’ d’exclusion. Cela responsabilise chacun-e, sinon l’équipe est pénalisée et cela évite de donner des informations à l’adversaire !

Ainsi l’organisation des séances avec les rituels immuables au cours du cycle, le maintien de la même situation de gagne terrain avec des règles évolutives en fonction des progrès, la tenue stricte des rôles sociaux, beaucoup de jeu, la valorisation du jeu vers l’avant, tout cela contribue à vraiment changer les représentations des élèves sur le football et leur permettre de rentrer dans un processus d’apprentissage !

Cet article est paru dans le Contrepied HS n°9 dédié au Football