Les étapes du processus de création explicitées concrètement pour deux chorégraphies

Temps de lecture : 10 mn.

La démarche de Brigitte Flippe est complètement transposable avec des élèves de la 6e à la terminale. Elle a animé un stage de danse avec des animateurs et animatrices palestiniennes à Hébron en 2016. À partir de la symbolique des couleurs du drapeau palestinien, elle explicite le processus de création des deux pièces : Danse la Palestine des femmes et Danse la Palestine des hommes. Dès que les projets expressifs ont été élaborés, les architectures décidées, les « story-boards » ont permis aux Palestinien·nes de comprendre les processus de création et d’y participer activement.


Lors de cette semaine consacrée à la danse, nous travaillons avec les femmes le matin et les hommes l’après-midi. Formatrices, nous pouvons travailler avec les hommes, mais les stagiaires hommes et femmes ne peuvent danser ensemble.

Nous disposons de 10h avec chaque groupe, représentations comprises.

Personne parmi les stagiaires n’a jamais pratiqué la danse dans sa dimension artistique ni vu de spectacle.

C’est pourquoi nous avons amené de nombreux extraits vidéo d’œuvres du patrimoine français et étranger.

Nous travaillons dans une toute petite salle (une salle de squash) parquetée et surtout non accessible à des regards extérieurs. C’est essentiel en particulier pour les femmes.

L’intention

-193.jpgNe sachant pas trop à quoi nous attendre, j’ai proposé de partir du drapeau palestinien et de la symbolique de ses couleurs.

Si ce drapeau reprend les couleurs panarabes de la grande révolte de 1916, les Palestiniens eux-mêmes leur donne la signification suivante :

  • le rouge pour le sang et les martyrs
  • le noir pour la Nakba : l’exode des Palestiniens qui commence avec le plan de partage le 29 novembre 1947 jusqu’en 1949. Cet exode devient massif après la déclaration d’indépendance d’Israël en 1948. La Nakba représente pour les réfugiés palestiniens un marqueur temporel commémoratif d’un moment national caractérisant le déracinement.
  • Le blanc pour la pureté de cœur et le courage des palestinien.nes
  • Le vert pour la terre de Palestine.
    Nous savons donc par avance que les stagiaires seront concerné.es par cette proposition d’intention.

Le brainstorming

Chaque groupe a joué le jeu du brainstorming, les stagiaires touché.es de notre proposition.

Après le brainstorming, les mots qui se ressemblent ont été regroupés, certains ont été jetés.

Les thématiques retenues pour les femmes et les hommes sont développées ci-après.

Nous avons proposé de construire les deux chorégraphies sous forme de couplet/refrain, ce qui leur donne une certaine épaisseur malgré le très faible nombre d’heures de travail.

Le projet expressif et les story-boards

Ils sont développés ci-après. Les stagiaires n’ont pas participé à leur construction, nous n’en avions pas le temps. Avec des classes, on peut évidemment prendre le temps de les construire avec les élèves. Mais on voit bien qu’il est important de définir au plus vite l’architecture et le projet expressif pour les « mettre en espace » à travers les story-boards qui sont la colonne vertébrale de la chorégraphie.

Ils nous ont servi de guide tout au long du processus de création et ont donné du sens à tous les ateliers que nous avons proposés.

Ils ont été un repère et ont marqué les étapes du processus de création. À chaque séance, chacun.e savait où nous en étions : travailler pour construire le refrain d’abord, puis chaque couplet. Cela nous a permis de donner du sens aux ateliers techniques, aux explorations, aux gestuelles à créer, aux phrases à écrire.

Les story-boards mettent en scène, explicitent les espaces dans lesquels les interprètes évoluent et contribuent à la symbolisation de l’espace.

Les femmes sont dans la diagonale de force dans le refrain, puisque l’espoir est pour elles l’idée force.

Les hommes terminent en avançant en ligne, frontalement, pour évoquer la puissance de leur revendication.

Les story-boards ont de plus l’avantage d’être des dessins, ce qui ne nécessite pas de texte et facilite la communication non verbale.

Les ateliers techniques dont nous avons eu besoin

Ils sont tous développés dans le document sur le site « Un cycle d’enseignement ».

  • Les marches : avec les deux groupes, nous avons démarré par des marches, le travail des regards, l’écoute. Avec les femmes, nous avons enchaîné sur les embrassades.
  • Les contacts, contrepoids, portés
  • Les descentes au sol et les chutes
  • L’apprentissage d’une phrase avec les femmes que nous avons nous mêmes construite pour gagner du temps.
  • Les moteurs du mouvement pour évoquer les coups reçus
  • Le vol d’oiseau
    À chaque atelier, les explorations, les constructions gestuelles nouvelles et les qualités de mouvement ont été directement réinvesties dans le refrain ou un couplet. Le lien entre acquisitions techniques et explorations a donc été permanent tout au long de la construction de ces chorégraphies.

Les hommes nous ont fait la surprise d’ajouter l’évocation d’une danse traditionnelle pour laquelle ils ont fait venir un spécialiste !

L’émotion de la présentation a bousculé les usages habituels de la mixité !

Les femmes ont dans un premier temps présenté leur chorégraphie uniquement devant d’autres femmes et les hommes français.

Puis les hommes ont présenté leur pièce devant un public mixte.

Suite à l’émotion ressentie par les femmes après leur propre présentation puis celle qu’elles ont éprouvée en tant que spectatrices de la pièce des hommes, plus de la moitié d’entre elles ont décidé de rejouer leur pièce devant un public mixte !

Danse la Palestine, groupe des femmes

Le groupe de femmes a décidé de mettre en avant l’espoir, c’est pourquoi cette thématique a été retenue pour le refrain.

Mais même si elles en ont assez des combats, elles sont très concernées par la situation d’occupation qu’elles vivent au quotidien. Par exemple, on ne peut être maître ni de son temps (les passages des check-points sont toujours incertains) ni de l’espace avec le mur omniprésent.

C’est pourquoi elles ont décidé de consacrer deux couplets à la lutte et à la situation d’emprisonnement qu’elles vivent au quotidien.

  • RefrainLiberté, espoir,
  • Couplet 1Douleur, souffrance
  • Couplet 2Mur, occupation, prisonnier, provocation
  • Couplet 3Revendication, nationalisme
  • RefrainLiberté, espoir, identité, dignité

1er tableau

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Les danseuses entrent, marchent, se croisent et embrassades

Ce qui a été travaillé :

  • Atelier des marches avec placement du regard, acceptation contact avec l’autre, disponibilité pour saisir la rencontre avec l’autre.

2ème tableau
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Les danseuses, tournent sur elles-mêmes et regroupées dans la diagonale de force terminent par une attitude qui évoque l’avenir et l’espoir

Ce qui a été travaillé :

  • Placement en ouverture, bras à la seconde, ouverture haut du buste par petite arche arrière.
  • L’écoute pour saisir la transition.

Couplet 1 : douleur, souffrance

1er tableau

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Les danseuses forment des groupes de sculptures évoquant la peur, les coups, l’effroi

Ce qui a été travaillé :

  • Exploration d’attitudes évoquant la douleur. Être capable de tenir la position suffisamment longtemps et en changer en fonction des autres.

2e tableau

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Les danseuses se positionnent en vol d’oiseau dans des orientations différentes pour un unisson évoquant la douleur, la souffrance que toute Palestinienne ressent d’où cet unisson apportant la dimension collective de cette souffrance

Ce qui a été travaillé :

  • Apprentissage d’une phrase simple, à l’unisson et à l’écoute, interprètes dans des orientations différentes.

Refrain

Couplet 2 : Mur, occupation, prisonnier, provocation

1er tableau

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Des danseuses forment un mur en milieu de scène

Les autres viennent se heurter dans le mur, reculent et recommencent

Ce qui a été travaillé :

  • Amortir avec la chaines l’arrivée d’une danseuse en déformant la chaine sans lâcher la main des partenaires et la renvoyer. La chaine ne doit pas casser et rester élastique, absorbant le choc de la rencontre.
  • Courir et oser se lancer dans la chaine sans se faire mal, prendre le temps du renvoi par la chaine.

2e tableau

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Les danseuses forment des duos et évoquent le combat entre deux camps

Ce qui a été travaillé :

  • Contacts, contrepoids, portés. Accepter le contact avec différentes parties du corps, donner son poids à l’autre, libérer l’épaule du bras qui tient la partenaire, attendre que l’autre repousse pour sortir du contrepoids.

Refrain

Couplet 3 : revendication, nationalisme

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Les danseuses forment un groupe fond de scène cour, se déplacent avant scène jardin, puis avant scène cour, puis fond de scène jardin et enfin au centre et agitent le drapeau palestinien tout en élevant les bras en signe de victoire

Ce qui a été travaillé :

  • L’écoute, former un « tas » rapidement sans précipitation. Attendre le signal de celle qui déclenche les déplacements.

À chaque changement d’organisation spatiale, une danseuse, désignée à l’avance, déclenche le nouveau tableau et les déplacements qui s’ensuivent. La musique a été choisie une fois la chorégraphie terminée.

Danse la Palestine, groupe des hommes

Les hommes se sont eux aussi beaucoup investis dans leur projet chorégraphique.

Contrairement aux femmes, l’espoir n’a pas été mis en avant. Ce qui est revenu le plus est la cause, la défense de leur terre.

  • RefrainLa cause, défense, revendication
  • Couplet 1Martyrs, coups, mort, douleur, sang
  • Couplet 2Occupation, prison, malheur, mur
  • Couplet 3Terre, danse traditionnelle, état, olivier
  • Couplet 4Paix, espoir, avenir, amour, liberté

Couplet 1 : martyrs, coups, douleurs, sang, mort

Tableau 1

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Répartis en trois groupes, les hommes évoquent les coups reçus, chutent en utilisant des dynamiques différentes selon les groupes.

Ce qui a été travaillé :

  • L’atelier « moteurs du mouvement » (cf un cycle d’enseignement) pour initier un mouvement ou une déformation par n’importe quelle partie du corps.
  • L’atelier des chutes et descentes au sol, les arrêts sur images, le ralenti.

Tableau 2

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Les hommes courent et forment un cercle. Certains tombent, d’autres les relèvent, tombent encore et d’autres les relèvent.

Ce qui a été travaillé :

  • Les chutes et relever l’autre en contrepoids

Tableau 3

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Les hommes se regroupent en fond de scène et portent fièrement leur camarade tombé sous les balles

Ce qui a été travaillé :

  • Le porté collectif

Refrain : La cause, défense, revendication

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Les danseurs se regroupent fond de scène jardin et entrent sur la diagonale de force, courent, jettent des pierres, s’immobilisent et recommencent évoquant l’Intifada.

Ce qui a été travaillé :

Initier un mouvement et arrêt freeze, rester immobile

Les danseurs forment un cercle évoquant une prison d’où ne peuvent s’échapper les prisonniers

Couplet 2 : occupation, prison, malheur, mur

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Ce qui a été travaillé :

  • Garder une chaîne solidaire, ne pas lâcher, amortir.
  • Oser se lancer dans la chaine, savoir trouver les points d’appuis pour passer au dessus des danseurs, chuter/glisser pour passer en dessous

Refrain

Couplet 3 : la terre à travers sa danse traditionnelle et son chant et les gestes du paysan

1er tableau : la danse

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Les danseurs forment progressivement un grand cercle et chantent la danse traditionnelle.

Ce qui a été travaillé :

  • Les interprètes ont sollicité un ami bon connaisseur des danses traditionnelles qui leur a appris quelques éléments.

2e tableau : fierté du rythme et des paroles de la danse

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Les hommes s’éparpillent sur le plateau, en frontal, et frappent le rythme et chantent en unisson la danse traditionnelle, et quittent le plateau les uns après les autres.

Ce qui a été travaillé :

  • Être à l’unisson par l’écoute

Refrain (Intifada)

Suite couplet 3 : chute olivier mais il repousse toujours

Tableau 1 : l’olivier

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Les danseurs chutent les uns après les autres, se relèvent et forment un olivier au large feuillage

Partie ajoutée par les danseurs

Tableau 2 : les gestes de l’agriculteur

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Des danseurs avancent en frontal, certains évoquent les gestes de l’agriculture pendant que d’autres sont les oliviers, et tous retournent en fond de scène.

Ce qui a été travaillé :

  • Isoler des gestes d’agriculteur, les affiner pour être capable de les répéter

Tableau final

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Des danseurs avancent en frontal, lentement, regard projeté vers l’avant et s’arrêtent face au public. Quand ils sont tous en ligne, ils lèvent le poing.

L’un d’entre eux dit alors, de sa forte voix, un extrait d’un poème de Mahmoud Darwich

Ce qui a été travaillé :

  • Avancer en ligne en unisson (le plus difficile) tout en préservant la ligne.
  • Exécuter le même geste (lever le poing) et maintenir la position.

Une fois la chorégraphie achevée, la musique a été choisie.

Les danseurs ont ajouté eux-mêmes la référence à la danse traditionnelle qu’ils ont apprise en version simplifiée grâce à un danseur venu spécialement. Et l’un d’entre eux a proposé de dire quelques vers du poème de Mahmoud Darwich qu’il a choisis lui-même.

Cet article est paru dans le Contrepied HS n° 27 – Osons la Danse (oct 2020) à retrouver ici