Des décisions institutionnelles en chaîne

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Christian Couturier a repris les textes et discours sur l’EPS depuis les années 80 pour tenter de cerner les notions de développement et d’entretien. Cette sorte d’archéologie nous a paru nécessaire pour comprendre la situation d’aujourd’hui. En fait le travail a révélé une imbrication étroite d’un certain nombre d’idées, de notions, de décisions institutionnelles qui fonctionnent ensemble, se justifiant les unes par rapport aux autres. On se retrouve finalement avec un « chaînage » dont il faut étudier toutes les parties.

La gestion de sa vie physique

Présent dans les textes sur l’EPS sous des formes diverses avant les années 80, sans en constituer cependant le centre de gravité, cet objectif a récemment été assigné officiellement à la discipline. Dans le prolongement des IO de 85, c’est Claude Pineau, doyen de l’IG à l’époque, qui l’installe définitivement dans la rubrique « objectifs généraux » caractérisant « les finalités » (Introduction à une didactique de l’EPS, 1990) sous la forme suivante : « Le troisième [objectif] est d’offrir à chacun, outre les connaissances permettant une meilleure pénétration du tissu social et culturel, celles concernant l’entretien de ses potentialités et l’organisation de sa vie physique aux différents âges de son existence » . Ce qui lui permet de conclure par une définition de l’EPS : « discipline d’enseignement, elle propose, en favorisant le développement et l’entretien organique et foncier, l’acquisition de connaissances et la construction de savoirs permettant l’organisation et la gestion de sa vie physique à tous les âges ainsi que l’accès au domaine de la culture que constituent les pratiques sportives » . Il s’agit à nos yeux d’une rupture rarement perçue comme telle, qui nous a fait passer, au plan conceptuel d’une EPS pensée pour le présent à une EPS conçue pour le futur.
Cet objectif a été travaillé, notamment par G. Cogérino dans les années 90. Il est même devenu, paradoxalement, sous la plume de D. Delignères la « nouvelle chance de l’EPS », en relation avec l’objectif de citoyenneté.

Cette orientation, jamais critiquée dans son fondement, sa formulation, appuyée implicitement sur l’idée qu’il est vain d’espérer transformer nos élèves durant leur scolarité (compte tenu des temps de pratique), a progressivement entrainé la discipline vers un changement de justification de son « utilité sociale ».

Pensée dès lors non par rapport aux besoins présents de l’enfant et de l’adolescent, l’EPS se pense et s’organise par rapport aux conditions d’une hypothétique vie physique ultérieure. Ce faisant en se décentrant de « l’ici et maintenant », des satisfactions, des réussites concrètes, d’expériences immédiates gratifiantes, que chaque élève est en droit d’attendre d’une discipline scolaire, la « nouvelle EP (S) » devient une discipline de « l’au-delà » (l’expression est d’A. Hébrard), prenant ainsi le risque de n’être comprise et soutenue que par les élèves des classes favorisées, capable de se projeter dans l’avenir.

Suivre de près cette notion de gestion de la vie physique dans les textes et argumentaires montre vite qu’elle a pour ambition annoncée et un peu folle d’être l’instrument au mieux d’un nouvel éclectisme, au pire d’une transformation radicale de l’EPS, repoussant paradoxalement hors de son enseignement le développement présent et concret de la personne, comme l’a clairement analysé Cogérino en 1997 annonçant qu’il nous faudra : «… accepter un enseignement qui ne trouvera sa justification qu’après la sortie du système scolaire ».

La santé

Le lien entre EPS et santé est très étroit. Historiquement et formellement présente dans les textes et discours en EPS, elle reste, sous réserve de définition rigoureuse, trop absente des pratiques, loin des injonctions affichées dans les programmes.
Ce bilan repose certainement sur deux facteurs qui peuvent sembler contradictoires : d’une part le sentiment partagé que : « faire de l’EPS participe, en soi, à la santé des élèves » et de l’autre que l’inflation des tâches enseignantes, le temps et les conditions matérielles, rendent la mission impossible.
Pour autant, malgré la définition « moderne » (1946 tout de même !), de l’OMS, malgré son dépassement « dynamique » (Charte d’Ottawa), une sorte d’éducation à la santé, réduite à des méthodes, des contenus coupés de leurs buts et de l’« expérience » concrète, est remise au devant de la scène comme élément de justification de l’EPS.

Instrumentaliser la santé pour doter l’EPS d’une nouvelle identité (qui transforme le S de sportive en « santé ») est une aventure qui, se cumulant aux arguments développés dans le précédent paragraphe, comporte plus de risque que de gains à terme.

Les campagnes actuelles sur la « santé » mentionnent bien la nécessité d’activité pour lutter contre les effets de la sédentarité. Mais on remarquera alors qu’il suffit de ramener l’EPS à « exercice physique », voire simplement « bouger » pour être dans les normes de la santé publique.
Par conséquent nul besoin de contenus exigeants et d’enseignants d’EPS.
Dans le contexte d’une politique de réduction des coûts de l’école, on pourrait garder dans le giron scolaire une EP réduite à une conception hygiéniste (et peu coûteuse) et un sport « style de vie », inséré dans « l’accompagnement éducatif », c’est-à-dire facultatif.

Cela nous rappelle de vieilles lunes (CAS), repoussées dans la fin des années 70 par une profession combative.

La CC5

L’introduction de la CC5 (composante culturelle n°5 des compétences) en EPS dans les programmes lycées (cycle terminal) et LP se situe dans le prolongement des débats précédents.
Rappelons pour l’histoire que cette logique a été soutenue à l’époque par le SNEP.

Cette « composante » (et non cette compétence) a fait l’objet de nombreuses discussions pour aboutir à son écriture finale : « orienter et développer les effets de l’activité physique en vue de l’entretien de soi. ».
Cette définition s’est révélée à terme être formellement et pratiquement un double piège. D’abord elle installe dans l’école le concept d’entretien. Elle le légitime sans en interroger la validité scientifique et sociale. Ensuite elle instaure un hiatus entre « entretien » et « développement » au détriment du second qui devrait pourtant bien être l’objectif central de l’école. S’entretient-on, à l’école, en mathématiques, en technologie, en histoire ? Ensuite un autre débat, qui persiste aujourd’hui, se situe entre ceux qui pensent cette composante comme un élément classificateur d’activité physique, et donc réducteur, et ceux qui, comme nous, y voient une intention transversale, devant faire l’objet d’un travail dans toutes les activités.
Dans le premier cas on institue « certaines » activités censées viser cette « compétence ». Il s’agit là d’une interprétation des textes qui, au moins dans l’esprit, devaient apporter une préoccupation nouvelle en EPS correspondant à l’émergence de nouvelles préoccupations culturelles. (cf Vigarello au Forum 2005).

Mais la suite de l’histoire consacre en fait une nouvelle classification qui met de façon mécanique en relation cette composante et des activités physiques regroupées dans un ensemble baptisé pour l’occasion « ASDEP ».
Il s’agit là d’une construction tout à fait « sauvage » dans le sens où ni l’expérience professionnelle, ni les travaux scientifiques ne peuvent à ce moment asseoir cette proposition. Autrement dit selon nous la « CC5 » est détournée de son sens « textuel » pour en faire non pas un enrichissement de l’ensemble des contenus d’enseignements, mais un groupe particulier de fait mis en concurrence avec la référence sportive et artistique de l’EPS.

L’expression que l’on retrouve en lycée et LP : « je fais de la CC5 » est un exemple assez amusant et malheureusement caractéristique de l’état des effets produits.

Les ASDEP

Ce groupe d’activités (activités scolaires de développe ment et d’entretien physique) a donc été créé de toute pièce dans les documents d’accompagnement des programmes lycées.
Il boucle le chaînage : gestion de la vie physique, santé, CC5, et est annoncé comme l’instrument novateur d’un culturalisme « moderne ».

Cette vision est évidemment contestable.
D’une part la dénomination du groupe opère d’une certaine façon un hold-up sur les idées (sans jamais les définir précisément) de développement et d’entretien, les enfermant dans certaines pratiques et excluant d’autres.
D’autre part, cette catégorie re groupe des activités aussi disparates que la musculation, le stretching, la relaxation… et la course longue !
Mais concrètement les produits standards de l’institution seront au bout du compte : musculation, step, course de longue durée…

Que deviennent les autres ? Pourquoi le yoga, exigeant sur le plan technique, philosophique, mobilisation des grandes fonctions, investissement, ne donne pas lieu à plus de propositions ?

L’institution fait aujourd’hui le forcing sur ces ASDEP qui, nous venons de le voir, constituent le bout concret de la chaîne : tentative de légitimation, tentatives d’imposition dans les programmations, etc.
Cela nous interroge.
Pas seulement sur la pertinence et l’intérêt d’ouvrir le champ de l’EPS (ce que nous avons toujours défendu), mais sur le fait que cela devienne une nouvelle politique de l’EPS.

Pourquoi tant de discours pour « simplement » faire entrer de nouvelles activités en EPS ?

En fait, on retombe sur des intentions historiques et récurrentes : on a l’impression, sur les sujets que nous venons d’aborder, d’être face à une tentative de relookage de l’EPS. Nouvel hygiénisme et nouvel éclectisme se conjuguant pour combattre une EPS jugée trop sportive et toujours aussi insuffisamment artistique…

Article paru dans Contrepied n° 24 – EPS : entretien ou développement de la personne – octobre 2009