Dépasser les oppositions: théorie, science et pratique

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Les termes théorie et pratique recouvrent de nombreuses significations et sont sources de nombreuses confusions qui réduisent à néant toute mise en relation entre ces deux modes de production de savoirs. Voici quelques précisions sur les notions et concepts : science, théorie, pratique, théorie de la pratique, théorie scientifique, conception, …pour une meilleure compréhension.


Article paru dans Contrepied n°20 – Former les enseignants. (Avril 2007)

Les sciences et les pratiques et théories des APSA s’articulent difficilement. L’histoire en porte témoignage. La construction du savoir fait appel à des modes d’approche du réel différents et deux discours appa­raissent fréquemment sur les rapports des sciences aux pratiques. Soit un discours de rejet en arguant du fait que les sciences n’aident pas la pra­tique à progresser. Soit la science est parée de toutes les vertus et la pra­tique apparaît comme multiple, com­plexe, peu rationalisée.

Nous pensons que ces deux domai­nes ne sont pas condamnés à l’exclu­sion mutuelle et leur articulation est un enjeu pour transformer les formations. Ces oppositions classiques masquent pourtant une réelle difficulté : la mise en relation ne se construit pas aisé­ment et il faut surmonter les obstacles notamment liés aux relations de pou­voirs qui peuvent s’instaurer entre les deux domaines, et qui opposent aussi les agents. Le praticien « contre » le chercheur et vis et versa selon le lieu. Pourtant ce sont deux formes origina­les de productions de savoirs, chacu­ne répondant à des contraintes prop­res : à des règles de construction de savoir pour la science et des logiques d’efficacité pour la pratique.

La question qu’il faut se poser, c’est comment peuvent ou pourraient circu­ler ces savoirs d’une sphère à l’autre, de façon à enrichir la pratique et aider à la résolution de problèmes profes­sionnels.

Le plus souvent on ne conçoit cette circulation que dans un sens, de la science vers la pratique avec deux parcours possibles :

  • une diffusion indirecte ou passive des savoirs scientifiques vers les prati­ciens et pratiquants. C’est ce que l’on appelle « la vulgarisation » qui consti­tue une diffusion non contrôlée, mais qui a sa valeur et sa fonction.
  • Une diffusion directe avec une inten­tion de transformation des pratiques
    (enseignantes en l’occurrence), Dans ce cadre il faut distinguer les sciences appliquées qui sont de la science avec une adaptation des concepts et des théories à des objets précis, et l’appli­cation de la science qui est finalement une technique dont la fonction est de résoudre un problème concret. La science dans ce cas n’est qu’un moyen ou un accessoire.

Dans l’autre sens, de la pratique vers la science, on a tendance à ne voir que le risque d’instrumentalisation de la science pour justifier une solution concrète, ou dans le meilleur des cas, l’établissement d’une liste de thèmes susceptibles d’intéresser les prati­ciens. Mais notre histoire profession­nelle montre que la pratique (à la fois la pratique des APSA et la pratique d’en­seignement) est aussi génératrice de savoirs qui peuvent être théorisés.

L’approche raisonnable des rapports sciences/pratiques pose la question des conditions d’une articulation réaliste. Pour ce faire, il faut considé­rer la théorie et la pratique comme deux domaines de production différents mais sans hiérarchie de valeurs. Pour produire des savoirs uti­les aux pratiques, les questions de recherche doivent être issues d’une observation des pratiques pour déter­miner, sous l’expression quotidienne des pratiquants, les problèmes ren­contrés. Il s’agit d’un travail de théori­sation des questions vécues, sans lequel aucune mise en perspective ne peut être envisagée. Une question de terrain peut être résolue dans le moment mais les solutions trouvées sont extrêmement dépendantes du contexte et donc intransmissibles.

La théorisation de la pratique est plus coûteuse en temps, en énergie et en savoirs mais elle permet la mise en problème des questions de la pra­tique.

La confrontation entre des savoirs de natures différentes utilisés par des indi­vidus qui expriment, par rapport aux problèmes posés, des points de vue particuliers, peut déboucher sur des controverses salutaires. Ainsi il faut développer des échanges qui pourront remettre en cause les positions éta­blies et les notions fondamentales. Des « points de fusion » peuvent alors se créer, reposant sur la confrontation de savoirs « pratiques » et de savoirs scientifiques, et donc aussi entre enseignants et chercheurs. Ce mode d’approche des problèmes nous parait fécond pour la construction de savoirs utiles aux enseignants d’EPS. Nos débats sur la transformation des habitudes professionnelles deviennent alors des problèmes de nature « tech­nologique » qui articule ainsi théorie et pratique. L’ingénierie didactique est un bon exemple d’un modèle élaboré de propositions d’enseignement qui repo­se en fait sur l’expression d’incidents critiques et sur la mise en controverse des positions des praticiens et des chercheurs.

Nous présentons ici un certain nombre de définitions (science, pratique, théorie…) pour une meilleure compréhension des termes utilisés.

Quelques définitions

« La science »

La science écrite au singulier représente l’archétype de la science. Elle perd actuellement de sa pertinence tant le modèle scientifique a subi bien des adaptations à mesure de l’augmentation des champs et débats scientifiques. La meilleure connaissance des hommes et de leur fonction­nement a également contraint le modèle scientifique rationnel à se modifier, à s’adapter, à s’humaniser. Nous nous attacherons ici au modèle général de la science.

La science se caractérise par la détermination d’un champ qui lui confère son domaine de recherche, des concepts (définition scientifique des termes), des lois, des théories (qui ont pour objet de donner une explication générale des lois). Elle produit des données à partir du modèle suivant : question initiale de recherche, détermination d’hypothèses à partir d’un cadre théorique construit, mise en place d’un protocole de recherche, recueil des données, interpréta­tion de celles-ci et mise en relation avec les hypothèses émises. La science se donne pour objet non pas d’attein­dre la vérité mais de réduire les parts d’obscur dans la connaissance du réel. K. Popper développe à ce sujet l’idée de falsifiabilité des connaissances. J.- M. Berthelot définit la science comme la conscience de l’incertitude. G. Malglaive parle de savoirs qui répondent à la logique du cheveu coupé en quatre. Logique de spécialisation, logique de vérification, logique de rigueur.

La pratique, le travail, l’expérience

La pratique est liée à l’action. Il s’agit de faire, d’effectuer. C’est une logique de la réalisation.

C’est l’efficacité qui organise la pratique. G. Malglaive caractérise les savoirs de la pratique comme répondant cette fois à la logique de la paresse. La réussite de l’action clôt le travail entrepris. La définition de la pratique a subi des variations au cours des ans. Après une période ou le terme action était privilégié, les années 1960 ont valorisé le mot praxis pour actuellement accorder toute importance au terme de pratique. La pratique désigne donc l’action réalisée (y compris sur le plan intellectuel. Il y a, par exemple, une pratique d’écriture…). Dans notre domaine, pour marquer la distinction entre la pratique des APSA, la pratique de l’EPS, la pra­tique de l’enseignement de l’entraînement ou de l’animation nous utilisons le terme pratiquant pour celui qui réalise une APS et praticien pour celui qui enseigne. Ce sont deux types de pratique de nature différente.

Le terme travail se différencie de celui de pratique en précisant le type d’utilisation de l’action envisagé. Il est possible de pratiquer pour son loisir, pour sa propre satisfaction. Au-delà de caractérisations de bon sens (notion de sérieux, de responsabilité, d’effort, d’institutionnalisation) le terme de travail demeure souvent général. Il regroupe trois aspects : une activité personnelle de l’homme, un objet sur lequel le travail agit et un moyen par lequel il agit. Le travail est donc une acti­vité humaine qui fait appel à l’intelligence et qui se manifeste par des actions qui l’engagent.

L’expérience apparaît alors comme une maîtrise accomplie du travail réalisé. Un expert est celui qui connaît toutes les facettes du travail et l’accomplit avec effica­cité et rapidité. Il trouve des solutions fines aux problèmes rencontrés dans la pratique. Il fait autorité. Ses savoirs et pratiques sont reconnus.

Ces trois notions sont fréquemment utilisées en EPS. Leurs imbrications sont évidentes. Les distinguer permet d’en user avec plus de précision.

La théorie

Il est fréquent d’associer exclusivement théorie à science. Cette position a comme conséquence de minorer l’importance de la réflexion liée à la pratique en ne lui accordant pas de signification particulière, en la rendant anecdotique et sans conséquence. Ce positionnement participe de la minoration de la pratique et des savoirs de la pratique. La science accédant seule à la théorie, elle a le privilège de la connaissance.

Cette ambiguïté renforce l’idée ancrée dans notre société d’une différence de nature et surtout de niveau entre la théorie assimilée à la science, considérée comme noble et la pratique associée à l’action et tenue pour mineure.

Cette distinction regrettable trouve sans doute son origine dans les fondements de la civilisation catholique. Elle est associée également pour Y. Schwartz à la nais­sance de la société capitaliste qui en distinguant activité de conception et activité d’exécution a renforcé ce trait ancestral. Il faut, pour dépasser cette situation et développer une connaissance non mutilante du travail, revenir au sens grec du terme théorie. La théorie est une méditation, une étude.

Dès lors, il faut admettre que la réflexion sur la pratique participe de la théorisation. Différents niveaux de théorisation de la pratique peuvent être mis en évidence.

  • Décrire une action réalisée, c’est déjà théoriser si la théorie est considérée comme penser.
  • Mettre en relation l’action réalisée à d’autres actions connues détermine un autre niveau de théorisation. Il exige des mises en relations c’est-à-dire un abandon de la seule référence à l’immédiateté de l’action pour conduire une analyse.
  • Théoriser c’est également quitter les repères immédiats de l’action réalisée. C’est à partir de l’image de l’action, construire un système explicatif faisant appel à des connaissances plus générales, détachées de l’action.
  • Théoriser c’est tenter des liaisons peu probables, originales, pour tenter d’ap­porter des réponses plus complexes à des phénomènes s’étant déroulés. En décrivant des niveaux de théorisation possibles nous affirmons que la théorie est présente dans l’action. La théorie apparaissant alors comme un lieu de réflexion sur l’action en préparation, en cours de réalisation et réalisée.

Théorie scientifique et théorie de la pratique

La théorie de la pratique est-elle de même nature que la théorie scientifique ? Elles se rassemblent car elles participent toutes deux d’une mise à distance de l’immé­diat, d’un souci de généraliser, d’une volonté de formaliser des connaissances, des expériences… Elles diffèrent cependant par leur mode d’approche du réel. Une théorie scientifique appréhende le réel par la référence à des cadres théo­riques existants et par la construction d’hypothèses. Le mode d’approche du réel est donc hypothético-déductif. Ce sont les hypothèses qui sont premières et qui par confrontation au réel produisent un certain type de connaissances. La théorie de la pratique procède de l’approche du réel par un autre mode. C’est l’expérien­ce vécue qui porte la théorisation. Il s’agit de déterminer des règles, des principes ou des lois émergeants des expériences humaines réalisées. La démarche appa­raît plutôt de type inductif. De plus les hypothèses concernant l’étude de la pra­tique d’enseignement sont formulées de manière générale et brasse une grande complexité. C’est la multitude des expériences qui donne sens à la théorie. La théorie de la pratique est moins structurée que la théorie scientifique. Leurs objec­tifs diffèrent profondément. La théorie scientifique a vocation à offrir des connais­sances rigoureuses, la théorie de la pratique a vocation à organiser les connais­sances issues de l’expérience dans un but d’efficacité pratique. C’est la rigueur dans la détermination des savoirs qui conduit les recherches scientifiques, c’est le nain en efficacité pratique qui organise les théories de la pratique.

Théorie de la pratique et conception

La théorie est souvent présentée sous le caractère de la neutralité c’est une démarche intellectuelle qui est décrite, celle qui consiste à passer de la réalisation d’une pratique à son explication.

La conception est souvent présentée comme une théorisation personnalisée. Elle engage notre vision du monde et présente de ce fait un caractère subjectif. La conception est donc notre façon de voir le monde et de l’expliquer. Elle fait appel à notre expérience et se manifeste autour d’habitus pour reprendre la terminologie de Bourdieu.

Cette distinction peut être reprise et faciliter la compréhension entre la réflexion sur la pratique et une réflexion plus générale sur EPS.

Ainsi, nous nommons théorie de la pratique tout travail de réflexion sur une pra­tique réalisée ou à réaliser (le concret immédiat d’une séance par exemple) et la conception de l’éducation physique où il s’agit d’une réflexion plus générale mais personnelle sur l’EPS et plus distante du terrain. La conception se détermine comme une mise en cohérence de diverses idées et réflexions sur la discipline, incluant également les façons de l’enseigner. Il y a donc connexion entre concep­tion et théorie de la pratique. Les deux s’articulent pour affiner sans cesse les posi­tions des enseignants sur leur métier.