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Corine Amic-Desvaud enseigne dans le collège Jules Michelet à Angoulême. Pour elle, faire simple et correct en cirque n’a aucun sens. Chaque élève doit avoir le temps d’aller au bout d’un exploit, d’un défi qu’il a lui-même choisi. Chacun son risque car le cirque est une mise en représentation du risque. Il reste à l’intégrer dans la démarche artistique.

Quand j’ai commencé à faire du cirque avec mes élèves, il y a 15 ans, le but était une production finale devant la classe qui devait comporter du jonglage, de l’acrobatie et de l’équilibre. Les élèves acquéraient un peu de tout, mais leur spectacle était au bout du compte une reproduction de formes peu élaborées que je leur avais plus ou moins montrées. à vrai dire, je trouvais les choses un peu fades, sans émotion et peu créatives.

Aujourd’hui, passée la période de découverte et d’expérimentation, j’invite donc « chacun-e à travailler au fil des séances, son exploit, son coup de cœur, qui va épater les spectateurs lors de la production finale. En somme je leur demande « une première mondiale » en fonction de ce qu’ils sont et des risques subjectifs ou réels qu’ils ont envie de prendre. Chacun son risque ! Sa première mondiale sera intégrée dans le spectacle collectif. Le spectateur doit se dire « il ne va pas oser, non, ce n’est pas possible, mais si, il a osé ! ». Mais c’est d’abord épatant pour soi. C’est un défi personnel. Pour réussir cela, il faut se donner du temps.

On ne pratique pas le cirque seul, le cirque n’a de sens que s’il est vu. Et le cirque est une mise en représentation du risque ! Avec la première mondiale, chacun-e va s’épater soi, épater l’autre, émouvoir, l’intéresser non seulement par l’étonnement créé par l’exploit mais aussi par le chemin parcouru, les transformations perçues comme incroyables !

L’exploit c’est l’inverse du touche à tout

C’est l’inverse de la diversité et de la polyvalence. C’est l’inverse de la même consigne pour tous. Par exemple, je n’ai plus envie d’imposer un passage sur les mains ou une technique particulière. Un élève doit pouvoir s’accrocher à sa motivation sans que je vienne lui imposer quelque chose qui le détourne de son projet. J’ai eu une élève en très grande difficulté motrice qui a démarré en rolla bolla et est montée contre toute attente d’abord sur une bobine horizontale puis sur un caisson et pour finir par maîtriser son rolla bolla sur deux caissons éducgym empilés ! C’était son défi, tout le monde était estomaqué. C’était un exploit incroyable pour elle. J’ai des élèves en rupture scolaire qui passent un temps fou sur un seul exploit car ils y trouvent du sens. Certains demandent à emprunter du matériel pour travailler chez eux !

Entrer dans le cirque

Le démarrage du cycle et de chaque séance est un moment important, la mise en piste est une façon différente et singulière de s’échauffer à base de petits jeux d’acteur visant à libérer l’expression, à leur faire découvrir non seulement de nouveaux pouvoirs moteurs mais aussi peut-être une liberté d’expression, on expérimente, on s’habitue à créer vite, à montrer. Je n’hésite pas à me mettre en scène si besoin : une élève m’a dit un jour « madame, dans une autre vie, vous n’étiez pas clown ? ».
Ainsi la séance démarre par un rituel. On est tous en cercle, il n’y a ni premier, ni dernier. Moi je suis aussi sur le cercle. Tout le monde voit tout le monde.
Des exemples :
J’avance de deux pas et me présente en disant mon prénom et un qualificatif commençant par la même lettre, tout ça accompagné d’un geste. Cela donne : « je m’appelle Corine et je suis curieuse ! » Je mets des lunettes et je fais comme si j’épiais quelqu’un. Puis je passe la main au suivant qui reprend ce que je viens de faire et ajoute son invention : « je m’appelle Corine et je suis curieuse, je m’appelle Paul et je suis paresseux » le tout en accompagné des gestes qui caractérisent l’adjectif. Cela continue ainsi par accumulation. Cela peut donner des choses cocasses !
Ou bien, je traverse un espace en imitant quelqu’un qui a un caillou dans sa chaussure, une vieille dame poussant son chariot…
On fait des choses différentes de la vie habituelle, incongrues, étonnantes. On apprend à se lâcher et on travaille sur le regard. Le prof doit faire preuve d’imagination lui aussi pour proposer ces mises en situation.

Une courte phase d’étude des familles

Dans un cycle de cirque de 12 séances (2h), je fais environ 2 à 3 séances sur l’équilibre pour tous. Sont proposés aussi des moments de manipulation d’objets (que je préfère au nom de jonglage trop restrictif) ou d’acrobatie seul ou à plusieurs et de combinaison de toutes ces familles. Je vais prendre l’exemple de l’équilibre.
Par exemple avec la bobine, il y a une infinité de possibles : monter dessus debout, tourner autour (s’enrouler), avancer, se retourner, reculer. à deux, l’un s’enroule autour pendant que l’autre est debout. Faire la roue de la mort en passant par-dessus un autre (ou plusieurs) qui est couché à terre. Les bobines ont des tailles différentes : avec les grandes, on est plus haut, mais l’inertie est plus grande, donc plus facile au plan de l’équilibre. Ensuite on peut augmenter les risques : sauter à la corde, un rolla bolla sur une bobine, deux bobines l’une sur l’autre, une horizontale et une verticale. Pour augmenter le risque on joue sur la hauteur, la diminution des surfaces d’appuis (+ou- bancal), la vitesse, le passage d’un engin à un autre. On peut complexifier aussi en combinant des familles.

Expérimenter en sécurité

Lors des premières séances d’équilibre, les élèves expérimentent boule, bobine, fil, bambou, rolla bolla et monocycle. Dans un premier temps, je donne les consignes de sécurité incontournables. C’est indispensable qu’elles soient acquises pour qu’on puisse travailler sereinement, que la pratique soit plus autonome et je ne transige pas là-dessus. Pour assurer sa sécurité en bidon, bobine ou boule, il faut rester droit et toujours chuter vers l’avant : ne pas repousser l’engin vers l’arrière pour s’en extraire mais se laisser chuter vers l’avant. On met quelqu’un derrière et/ou à coté en guise de parade. La chute fait aussi partie de l’apprentissage (apprendre à se protéger, rester gainé,…etc.) mais aussi parer un copain.
Sur une boule, la sécurité est délicate, les élèves devront franchir des étapes avant de se déplacer debout dessus. On commence sur des gros tapis dima. Les élèves montent dessus et cherchent leur équilibre assis puis debout. Pour avancer ou reculer, il faut bouger les pieds (le tic-tac): en avant, je recule, en arrière j’avance. Pour se maintenir, il faut toujours se situer au centre de l’engin. Il faut qu’ils sentent qu’il se passe quelque chose dans les pieds, ce sont des sensations assez fines. Ensuite on diminue la hauteur des dima pour arriver au sarneige puis au sol.
Pour le fil ou le bambou la chute se fait sur le côté. Là par contre il vaut mieux se repousser pour ne pas tomber sur le fil. On peut aussi se faire aider par la main d’un copain ou avec des « tuteurs ».
Dans cette première partie de séance, ce qui m’anime, c’est qu’ils ne se blessent pas. Je leur permets d’expérimenter, de tester en sécurité, ils ont des idées. Je leur en donne s’ils n’en ont pas, mais rapidement ils trouvent des variantes et toute la classe profite des trouvailles. Tous réussissent quelque chose avec une prise de risque propre à chacun.

Explorer, composer, présenter

Rapidement je demande à chaque séance de produire un numéro en groupe. Les groupes varient souvent, ils sont soit affinitaires, soit imposés et alors composés de manière arbitraire (ex : des groupes de 5 rassemblant des élèves dont le prénom commence par la lettre de A à D, ou nés le même mois). Même s’ils ne maîtrisent pas encore les techniques, je leur demande au moins une petite forme. Je donne des contraintes. Les élèves apprennent à explorer, composer un numéro en peu de temps. Les contraintes, sources de productions différentes et donc plus riches sont variables à l’infini.

Le matériel oriente la recherche et donne une tonalité
Chaque groupe reçoit un matériel particulier. Par exemple, je distribue à un groupe 3 bidons, 4 parapluies, 2 chaises, à un autre des journaux, des chapeaux et des bambous. Les caractéristiques des objets offrent des tonalités différentes et induisent le recours à des utilisations différentes. On peut aussi imposer un échange, un travail en question réponse, ou un contact imposé entre partenaires.

Les entrées et les sorties de piste sont précisées
Par exemple, 2 sont déjà en piste, les 3 autres entrent en cours de numéro. Comment ? Quand ? Ils doivent décider.
Pour la fin, le numéro se termine par exemple avec tous les circassiens en contact, ou sortent 2 à 2 de scène en emportant un objet, ou encore sortent en adressant chacun à leur tour un regard au public.

Un temps contraint aussi
Par exemple imposer un unisson, une cascade.
Les groupes disposent d’1/4 d’heure puis présentent leur numéro accompagné d’une musique que je choisis. Une fois le numéro terminé, j’organise la rencontre avec les spectateurs. On fait une « pause plateau ».

Au début, ce qui m’intéresse, c’est la diversité, qu’ils expérimentent et acquièrent de nouveaux pouvoirs moteurs. Et j’organise un retour sur ce que les spectateurs ont vu. Ils voient des choses différentes, constatent que suivant les choix cela ne produit pas le même effet. Ils peuvent dire : « J’ai bien aimé parce que… » ou alors « Quand vous avez fait… On aurait dit… ». Au fur et à mesure, la construction et la présentation des différents numéros éveillent la curiosité, donnent des idées nouvelles, sollicitent l’imaginaire. On a le droit de copier, s’approprier ce que d’autres ont fait, mais on doit le transformer un peu.

La « première mondiale »

Au fil des séances chacun va rapidement choisir l’activité ou l’objet avec lequel il va concéder du temps, de l’énergie, pour progresser et créer sa « 1ère mondiale ». Les élèves ont bien sûr au sein de chaque séance un temps pour cela (20 min), pendant lequel ils savent qu’ils pourront travailler leur « truc » !
Cela suppose une organisation et un suivi assez individualisé.
Par exemple : peu à peu, un élève en est arrivé à vouloir mettre trois bobines l’une sur l’autre : une horizontale, une verticale, une horizontale. Ça fait environ 2,30m de haut. J’ai dit « d’accord, on y va ! Mais il va falloir que tu apprennes à chuter de deux bobines ». On a mis des gros tapis au sol, un gros tapis vertical sur le mur. Il se tenait au début au gros dima vertical accroché au mur par une sangle. Il faut adapter la sécurité en fonction de l’exploit. Il est impératif d’apprendre à chuter. La chute fait partie de la construction de l’exploit.
Autre exemple : deux élèves voulaient monter à deux sur les tranches de la bobine, ça change la donne, il faut mettre les pieds non plus côte à côte mais l’un derrière l’autre. La façon de chuter n’est pas la même. « C’est chaud !» disent les élèves. Oui, mais j’apporte de l’aide en fonction de leur projet. Si tu veux faire un ATR sur le bidon, OK mais on vérifie d’abord comment tu le tiens au sol. C’est très rare que les élèves proposent des choses infaisables pour eux. Les « têtes brulées » se rendent vite compte que le risque est là.
C’est sur le plan de l’organisation qu’il faut être vigilant. Je ne dois pas être mobilisée par un seul élève trop longtemps, l’entraide se crée, on étaye le plus possible au départ, on apprend à chuter et le désétayage se fait peu à peu.

Des 1ères mondiales au numéro

Les « premières mondiales » de chacun sont intégrées dans un numéro collectif. Il y a 5 ou 6 groupes par classe. Le numéro est donc une composition de groupe avec des coups de projecteur donnés sur les exploits de chacun. Le fil rouge du numéro se construit au fur et à mesure des séances en fonction de ce que chacun apporte au groupe (ses compétences, sa personnalité), des contraintes identiques pour tous ; le thème ou les personnages ne sont pas un préalable.

Le festival des 3e

En 3e, nous organisons un festival. Toutes les classes ont leur cycle en même temps et une après-midi est banalisée. Chaque groupe a préparé et exposé son affiche qui présente le numéro à l’entrée du gymnase.
L’espace est organisé. Il y a des coulisses et une gardine (c’est le rideau rouge qu’on franchit pour entrer en piste) et les collègues disponibles ne manquent pas de venir apprécier le travail.
Le spectacle peut commencer !

Cet article est paru dans Contrepied – C’est quoi ce cirque ? – Hors-série n°3 – mai 2012