Armés de notre humour sachons nous servir de l’utopie

Temps de lecture : 9 mn.

Le moteur inégalitaire et l’obligation scolaire brouillent nos meilleures intentions pédagogiques. Etiennette Vellas de l’université de Genève, en psychologie et sciences de l’éducation, fait des propositions pour la formation d’un citoyen éclairé.

Tout acte pédagogique, même le plus anodin, est-il politique ?

Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit conscient ou pas, tout moment d’instruction, de formation est à chaque instant un moment d’apprentissage à un certain « vivre ensemble ».
Toute manière de faire des mathématiques, du français, de la littérature, de l’éducation physique, des sciences ou tout autre discipline forme ainsi, dans le même temps, à une citoyenneté plus ou moins autonome, plus ou moins lucide, plus ou moins critique.
Mieux vaut en être conscient !
Non seulement pour ne pas agir en marionnette, au service d’un projet peut-être contraire à nos valeurs, à notre éthique. Mais encore, et peut-être surtout, pour ne pas nous piéger nous-mêmes.
Car les contradictions nous guettent à chaque instant.

Tout acte politique est-il, pour autant, porteur d’une conception, explicite ou implicite, du citoyen à former ?

Parler de conception, portée par l’acte éducatif, revient-il à dire que celui-ci serait réfléchi ? Par l’acteur de l’acte, ou par d’autres : groupe de pression, instance politique, institution ? Ou, pour le moins, par un groupe ou une personne agissant politiquement de manière cachée ?
Je souhaiterais pouvoir répondre par oui à cette question. Parce que cela signifierait que nous pourrions être maîtres finalement de nos choix. Mais je ne crois pas qu’il y ait à l’école ou autre lieu de forme scolaire, une telle cohérence politique.

Si les actes éducatifs dépendent souvent d’un choix explicite (ne l’étant que plus ou moins par l’acteur de l’acte), ceux-ci dépendent aussi de l’habitus, des coutumes, des objets culturels mis au programme et de leur mode de transmission admis comme des « allant de soit ».

Prenons deux exemples de ces « allant de soi » qui imprègnent la forme scolaire de l’instruction et de l’éducation. Et qui nous empêchent d’atteindre buts en matière d’éducation à la citoyenneté.

Le couplage de la formation et de la sélection : un premier brouillage

Le contrat scolaire des sociétés qui se veulent aujourd’hui démocratiques, est hérité de sociétés inégalitaires qui marquent nos habitudes de voir et de vivre l’école. Ainsi apparaît-il, dans certaines sociétés (la mienne en tout cas en Suisse), qu’il est normal que l’école ait comme rôle de trier la société en excluant certains enfants des meilleures places sociales durant le temps de formation.
Nous sommes aujourd’hui installés dans un cercle vicieux, en francophonie du moins : même quand des réformes cherchent aujourd’hui à rompre avec la sélection, l’école résiste.
Par coutumes organisationnelles, la sélection continue à hanter la formation.
L’échec institutionnalisé est devenu norme et, de plus, moteur d’une partie de nos actions, de celles des élèves, de leurs parents, des citoyens.

Notre projet de formation à une citoyenneté démocratique est sans cesse contré dans une école sélective.

Ce moteur scolaire brouille nos meilleures intentions pédagogiques. Et aujourd’hui souvent, les meilleures intentions des politiques éducatives. Bien sûr, pas toujours. Mais ce qui est important pour notre propos, c’est de constater comment les acteurs, à travers leurs attentes, attitudes et moindres gestes – dont l’origine remonte à leur propre parcours d’écolier – perpétuent eux- mêmes une école sélective.
Un processus qui fait perdre à la culture le rôle qu’ils cherchent pourtant à lui faire jouer dans la question de la citoyenneté.
Ainsi au lieu d’armer le futur citoyen, d’être vue comme une plus-value d’être et d’agir, la culture finit parfois par être fuie, oubliée dès que faire se peut (après les tests sélectifs), prise comme simple couperet ou ticket de passage pour passer dans un degré supérieur.
Imprégnés de sélection, les savoirs scolaires finissent par être rejetés par nombre de jeunes dévalués à travers eux.
Notre projet de formation à une citoyenneté démocratique est sans cesse contré dans une école sélective.

L’obligation d’être là pour pratiquer un des « métiers » les moins librement choisis : un deuxième brouillage

Oser regarder en tant qu’enseignants et autres acteurs de l’institution le métier d’élève, d’étudiant que les jeunes sont contraints d’exercer, est une autre manière de constater que nos actes pédagogiques ne dépendent pas toujours d’un projet politique pensé. Choisi par nous. Ou d’autres.

L’analyse du métier d’élève, telle que l’a réalisée Philippe Perrenoud (1994, 1996) permet de mieux comprendre les sens et non-sens donnés aux apprentissages à l’école. Parce que l’instruction est devenue obligatoire, et que, par conséquent, les élèves sont obligés d’être là. Cette obligation scolaire est tellement intégrée dans nos représentations comme droit de l’enfant que nous avons de la peine à prendre conscience que les enfants des pays les plus démocratiques sont aujourd’hui invités à se rendre à l’école, comme les soldats des pays les plus autoritaires sont convoqués pour être enrôlés dans l’armée. Ou comme une personne est astreinte par un juge aux travaux forcés (Perrenoud, 1994). Images de sociologue que nous refusons souvent d’accepter. Surtout quand cette obligation de se rendre à l’école est alliée à un système sélectif. La prise de conscience est alors très lourde à porter. Le refoulement nous en protège. Mais nos actes pédagogiques en sont modifiés. À notre insu souvent.

Toutes les pédagogies sont atteintes par ce phénomène dès que l’école est vécue comme obligatoire : les stratégies de fuite des élèves sont nombreuses. Variant suivant nos pratiques : on file aux toilettes, on s’invente un mal de ventre dans certaines classes. Dans d’autres, on se balade de groupe en groupe, on transforme le débat argumentatif en café du commerce. Dans d’autres encore, on regarde le maître, dans les yeux, l’air attentif, pour mieux laisser l’esprit s’envoler ailleurs !
Les stratégies diffèrent (Perrenoud, 1993), mais elles existent partout. Normales. Parce qu’elles font partie de l’obligation d’être là.
Normal aussi qu’en ces circonstances nos actes d’éduquer deviennent stratégiques.

Remettre les élèves sur le rail de l’école, peut nous faire agir à contre-sens de la formation de citoyens que nous visons. En distribuant par exemple des punitions, en excluant de la classe, voire, quand la coupe est pleine, en étant pris d’une envie d’en jeter un par la fenêtre… pour qu’il aille voir ailleurs ! Nous agissons alors en peine contradiction avec notre projet éducatif.

Ces deux exemples montrent que nos actes pédagogiques ne dépendent pas toujours d’une conception politique élaborée. Loin s’en faut ! Mais que cela ne nous fasse pas dire pour autant que nos actes puissent ne pas être politiques.
Conscients ou pas, choisis ou non, ils forment le futur citoyen.

Quelles sont les propositions que l’on pourrait faire pour former un citoyen éclairé ?

J’en ferais cinq.
Les deux premières propositions pour éduquer à la citoyenneté découlent de l’analyse précédente. Elles sont à mes yeux primordiales. Je les nomme, mais ne les développerai pas ici.

S’atteler à débarrasser tout lieu de formation du couplage sélection/formation

Nous sommes en tant que pédagogues les mieux placés pour s’arc-bouter, résister, dire non à cette école qui officiellement lutte contre l’échec scolaire mais panse, en réalité, des plaies pour mieux les creuser.
Dire stop à une école ayant comme moteur l’échec scolaire est à la base d’une éducation à la citoyenneté lucide.

Problématiser le métier d’élève, enseignant et élèves

Problématiser le métier d’élève semble essentiel. Que ce soit celui imposé durant la période de scolarité obligatoire par nos sociétés. Ou celui imposé par les familles ou par soi-même ensuite… Non pas pour que les personnes en formation admettent docilement ce métier, mais pour qu’elles comprennent dans quel jeu sociétal elles vivent.
Nous avons réalisé à Genève des expériences de problématisation de la vie des études en lien avec le rapport au savoir et à la loi qui se sont révélées passionnantes.

Arrêter de zapper entre plusieurs paradigmes de l’apprentissage

Nous avons l’art de faire vivre nos élèves dans plusieurs régimes politiques. Passant de l’un à l’autre sans avertissement ni transition.
Ils basculent ainsi, d’une minute à l’autre et plusieurs fois par jour, d’une situation où ils sont traités en parfaits apprentis citoyens (dans certains conseils de classe par exemple) à d’autres situations dignes d’un régime dictatorial (par exemple, lors de certaines pratiques de transmission magistrale de savoirs qui ont l’art d’exercer la soumission à l’autorité, la délégation du pouvoir de penser).
Ce zapping continuel entre ces divers régimes, d’autant plus s’il n’est pas analysé avec les élèves, leur fait perdre confiance dans les moments scolaires les plus démocratiques. Et fausse à son tour le sens de la culture scolaire en construction.
Même si cela est difficile, ne pourrions-nous être plus cohérents ?
Plus clairs quant à nos propres théories de l’apprentissage et cesser de nous obliger à faire ce en quoi nous ne croyons pas. Parce que cela semble dans le vent pour un système éducatif. Ou s’imposant à nous par une culture d’établissement, un supérieur hiérarchique, ou un ministre de l’éducation.

Il s’agit de nous poser la question « qu’est-ce qu’apprendre ? ».
La première question que devrait se poser tout enseignant, dit l’épistémologue Gérard Fourez (2003). Et tenter d’y répondre.

Oser le choix du constructivisme parce qu’il facilite, en plein acte d’apprendre, la formation d’un citoyen éclairé

Opter pour le constructivisme quand on recherche la formation d’un citoyen cultivé, lucide, critique me paraît la meilleure piste aujourd’hui.
Pourquoi ce choix, qui demande à nouveau aux enseignants de créer, inventer, repenser leurs pratiques ? Parce que le noyau central des théories constructivistes et socio-constructivistes (Bachelard, Piaget, Wallon, Vygotzki), est aujourd’hui une hypothèse très solide théoriquement. Qui nous pousse à postuler l’éducabilité de chaque élève. Penser que l’homme construit ses connaissances et son intelligence en «auto-socio-construction» comme le dit le GFEN – rappelant ainsi que l’homme se construit et construit ses savoirs à la fois seul mais pas tout seul -, me semble ainsi être une chance pour l’école du XXIe siècle. Une chance si forte que parfois je pense que si cette théorie était non valide… il faudrait tout de même y croire !

Voyons rapidement pourquoi.
Qu’on le veuille ou non, il semble bien que certaines mises en situation d’apprentissage soient plus susceptibles que d’autres de favoriser l’apprentissage de compétences sociales correspondant aux nécessités d’une vie en démocratie. Dit autrement : la construction des compétences et attitudes à vivre ensemble se joue à travers le sens même des savoirs transmis.
Un sens se nichant dans les plus petits interstices de la transmission, il est important de comprendre que dans les situations proposées par un enseignant constructiviste, c’est-à- dire qui tente de susciter au maximum l’activité mentale des élèves dont il sait ne pas pouvoir se passer pour transmettre la culture, deux éléments s’articulent :

  • la construction d’un savoir problématisé, chaque fois spécifique, mais émancipateur en lui-même, par la qualité des significations données à ce savoir.
    Une qualité qui s’obtient par des interactions sociales réfléchies, rendues nécessaires par les types de situations proposées (situations- problèmes, démarches de projets, débats, jeux de rôle ou simulation, etc.).
  • La construction et l’exercice répété de compétences citoyennes qui traversent les situations proposées pour construire l’objet culturel problématisé.

Ainsi, pour exemple, ces compétences : relever des défis ; reconnaître les problèmes, les poser, les construire collectivement avant de tenter de les résoudre ;
exercer la prise de parole en public, le débat d’idées, l’argumentation fondée, la prise en compte des suggestions de chacun, l’analyse critique des propositions ;
partager des responsabilités, devoir choisir, décider, donc accepter ou refuser des compromis ;
affronter des dilemmes, des paradoxes, des conflits de pouvoir, des questions éthiques, la complexité des relations intersubjectives, etc.

Autant d’attitudes et de compétences exercées, de prises de conscience possibles, utiles à la formation d’un esprit démocratique.

Un autre point est important à souligner : le choix du constructivisme, ce n’est pas seulement voir nos élèves comme nos premiers partenaires obligés. C’est aussi voir la société comme se construisant.

L’acte pédagogique ne se contente ainsi plus d’adapter l’élève à la société telle qu’elle est, mais à une société à faire advenir. L’enseignant constructiviste, se pense ainsi créateur du futur (Mialaret, 2003).
Ce projet implique que l’enseignant se fasse pédagogue (Vellas, 2001, Meirieu, 2007), c’est à dire, auteur de sa « théorie pratique », explicitant ses pratiques, en les justifiant aux noms des valeurs et des théories qui sont les siennes.
Ce projet pédagogique devant être re-problématisé sans cesse et se travailler en équipe pédagogique, ainsi qu’avec tous les acteurs concernés par l’école.
Par conséquent pour être il doit être présenté aux citoyens. Pour ne pas devenir… démiurge !

Pour conclure : l’humour et l’utopie comme régulateurs de notre projet

Pour une telle éducation à la citoyenneté : conservons de l’humour… tant le projet est complexe. Et tant nous savons que c’est entre les finalités déclarées et nos actes pédagogiques manqués que bouillonne et brouillonne la recherche continuelle de nouveaux moyens pour faire au mieux !

Armés de notre humour… sachons aussi nous servir de l’utopie comme outil de régulation de nos actes. Pour avoir le courage d’être en création permanente d’une éducation lucide à la citoyenneté.

(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)